Conseil supérieur de l'éducation
29 juin 2022
Déclaration préalable A&D
Monsieur le ministre, Mesdames, Messieurs, chers collègues,
S’il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante, qu’aurait dit Montesquieu, et plus encore Descartes, de ceux qui ont soumis l’éducation nationale au régime de leurs humeurs brouillonnes et inquiètes ?
Il fallut des siècles pour construire l’école, élaborer les savoirs académiques et les règles de leur transmission, constituer un corps de spécialistes chargé de l’enseignement et mettre ces derniers avec leurs élèves à l’abri du bruit et de la fureur qui emplissent fréquemment de leur insignifiance et de leur violence la grande scène du monde.
Il fallut encore quelques siècles pour donner à l’école sa forme républicaine, qui est incontestablement sa forme la plus aboutie, tant par sa finalité consistant à élever le niveau d’instruction du plus grand nombre, que par ses modalités permettant de lui délivrer des enseignements denses avec une rigueur et une efficacité que l’on n’évoque plus aujourd’hui qu’avec nostalgie, modalités dont cependant la plupart d’entre nous ici ont bénéficié, à commencer par vous, Monsieur le ministre.
Il fallut des siècles pour construire l’école mais il n’aura suffi que de quelques décennies pour la détruire et priver les nouvelles générations de cet héritage patiemment constitué pour elles !
Quelques décennies d’ivresse réformatrice inattentive à la nature des choses, à laquelle tous vos prédécesseurs prirent part, et certains plus que leur part. Le code de l’éducation porte, tels des stigmates, les traces de ces outrages successifs au bon sens éducatif, à commencer par la loi de 1989 qui donne au système scolaire pour objectif non plus, comme il se devait, de conduire chacun au plus haut niveau d’instruction auquel son mérite, son talent et le temps qu’il peut employer à l’étude lui permettent de parvenir, mais celui, totalement insensé et purement démagogique, de garantir à tous « la réussite ». Ce nouvel objectif, aussi improbable qu’indéterminé, étant posé et gravé dans le marbre de la loi, le reste ne pouvait que suivre : on se mit à réécrire les programmes tous les quatre matins, non pour y intégrer avec discernement et prudence le progrès des connaissances mais dans le but de « garantir à tous la réussite » ; on entreprit de modifier profondément les structures du système scolaire lors de chaque alternance car cela était censé « garantir à tous la réussite » ; on supprima le redoublement et l’on inventa la scolarité par cycles afin de « garantir à tous la réussite » ; on en vint à remplacer la leçon par des activités, à réduire l’horaire des apprentissages fondamentaux au profit d’innombrables heures de rien, à multiplier les dispositifs de remédiation à proportion qu’on donnait un caractère facultatif à tout ce qui était vraiment formateur, comme récemment les mathématiques au lycée, avec la certitude ou sous le fumeux prétexte de « garantir à tous la réussite ». La liste des absurdités engendrées par un objectif lui-même absurde parce que la réussite (et laquelle à vrai dire ?) ne peut être garantie, serait trop longue pour tenir dans les limites qui sont imposées à cette déclaration. Quand la finalité du système scolaire n’est plus d’instruire mais de « garantir à tous la réussite », tout est mis sens dessus dessous et, de l’école, il ne reste bientôt que le nom sans la chose.
Nous voici arrivés au terme de cette évolution. Malgré les efforts que déploie votre administration pour dissimuler le désastre aux yeux du public, nul n’ignore désormais que de nombreux bacheliers quittent l’école comme s’ils n’y avaient jamais mis les pieds, que le professorat n’attire plus les bons étudiants, que l’indiscipline et le désordre ont atteint un tel niveau dans certains établissements qu’on ne peut plus y enseigner quoi que ce soit, que l’évaluation du vide occupe tout le temps disponible et qu’ au sein d’une institution aussi défigurée, dans un contexte aussi dégradé, ceux qui continuent à vouloir défendre les conditions leur permettant de faire sérieusement leur travail sans se payer de mots, sans se gargariser de soi-disant projets et autres prétendues innovations, eh bien ceux-là sont montrés du doigt tels des curiosités et ne peuvent espérer aucune reconnaissance de l’institution.
Vous avez cependant le choix, Monsieur le ministre. Celui d’entreprendre avec courage l’indispensable reconstruction de notre système éducatif par des actes qui parleront d’eux-mêmes et n’auront nullement besoin du secours de la communication, ou celui de poursuivre une politique fondée sur le déni de la réalité et la dénégation de ce déni. Si, par exemple, au lieu de procéder scandaleusement à l’augmentation arbitraire des notes mises par les professeurs au baccalauréat sous couvert d’harmonisation, en usant pour ce faire d’un outil numérique dont la principale vertu est finalement de déposséder les enseignants concernés de leur travail, la DGESCO et tous ceux qui prennent leurs ordres auprès d’elle consentaient à lire vraiment les copies de nos élèves, et si bien entendu chacun d’eux n’avait pas mis sa progéniture à l’abri des méfaits de la désinstruction nationale dans quelque institution privée qui maintient les exigences inhérentes à toute éducation authentique, ils seraient effrayés et auraient honte, effrayés par le résultat de tant de réformes mal inspirées auxquels ils ont apporté leur concours, honte devant l’état de quasi illettrisme dans lequel certains de nos élèves ayant passé quinze ans sur les bancs de l’école parviennent néanmoins jusque dans l’enseignement supérieur.
Vous n’êtes ministre de l’Éducation nationale que depuis un mois, certes, et il serait évidemment stupide de vous imputer une quelconque responsabilité dans l’état présent de l’école, même si vous n’avez visiblement pas encore pris la juste mesure des choses en faisant l’éloge du bilan pourtant très contesté de votre prédécesseur. Vous avez pour vous un curriculum vitae qui inspire confiance et respect à tout homme cultivé, et qui suscite chez beaucoup d’entre nous l’espoir de voir enfin mise en œuvre une politique éducative digne de ce nom, à la hauteur des besoins devenus immenses, une politique soucieuse de remettre de la rigueur et du bon sens au sein de cette grande maison, une politique soucieuse de rendre à chacun sa place et ses prérogatives, une politique capable de faire renaître l’enthousiasme et la fierté chez tous ceux qui sont actuellement gagnés par la résignation, la morosité, le découragement. Mais force est de constater que, depuis votre nomination, vous n’avez pas encore envoyé le moindre signal d’espoir à ceux dont le travail quotidien maintient encore l’école debout, à « ceux du terrain » comme Genevoix parlait de « ceux de 14 » qui se contentent de faire leur devoir sans ajouter du bruit au bruit et font face aux conséquences catastrophiques des réformes conçues par d’autres qui ne sont que de passage, à ces psychologues de l’éducation nationale si injustement suspendus par exemple, à ces directeurs d’écoles et chefs d’établissement écrasés par des tâches inutiles qui les éloignent chaque jour davantage de leur mission première et enfin à ces professeurs censés vivre d’amour et d’eau fraîche pendant qu’ils prennent soin de leurs élèves et les préservent autant qu’ils peuvent, souvent seuls et parfois malgré votre administration, du préjugé qui règne dehors ainsi que des demandes contradictoires de la société, toutes choses dont la classe doit être protégée car c’est une condition sine qua non pour qu’un enseignement soit possible, comme nous en avertit le mot école lui-même, qui veut dire originellement loisir.
Samuel Paty était l’un de ces anonymes sans qui, en vérité, l’école n’est plus rien ; l’un de ces hussards que la République a tant sollicités quand elle en avait besoin et que l’on remplace désormais par le premier venu, recruté en trente minutes à coups de réclames vulgaires pour être remercié en cinq minutes à la première difficulté en attendant que Pronote diffuse directement, par capsules vidéo, un prêt-à-enseigner élaboré par la DGESCO afin d’encadrer le travail d’enseignants devenus de simples animateurs. Samuel Paty faisait son travail avec l’humilité et la discrétion qui siéent aux grands esprits, la passion et la rigueur d’un professeur au plein sens du terme, lequel est avant tout un intellectuel formé par des années d’études et dont les compétences disciplinaires sont constitutives non seulement de l’identité professionnelle mais aussi de l’identité personnelle. Il faisait son travail en se croyant suffisamment protégé à cette fin contre le bruit et la fureur qui se donnent libre cours en dehors de l’école, se croyant protégé par une institution et une hiérarchie dont il pensait comme nous que c’est le premier et au fond l’unique devoir. Or ce n’était pas le cas. Depuis des lustres, l’institution avait brouillé tous les repères, ne sachant plus mettre chacun à sa place au sein de la « communauté éducative ». L’autorité du professeur n’était plus qu’un souvenir ou un élément de langage auquel plus personne n’accordait la moindre importance. La satisfaction de l’usager était devenue l’alpha et l’oméga de toutes les politiques éducatives autant que des pratiques quotidiennes. L’on s’était accoutumé à contester la notation, la pédagogie, la personnalité ou l’enseignement des professeurs dès qu’ils déplaisaient, pour quelque motif que ce soit.
Monsieur le ministre, la responsabilité de l’Éducation nationale dans la mort de Samuel Paty est immense, proportionnelle aux efforts déployée par celle-ci pour la nier. Réduire son assassinat à un attentat dont il aurait été par malchance la victime est un odieux mensonge, qui ne trompe personne en tout cas au sein de la profession, l’arbre de l’islamisme radical ne pouvant suffire à lui dissimuler la forêt des innombrables lâchetés qui, au sein même de l’institution, ont exposé cet homme au plus grave danger, que ce soit intentionnellement ou non.
L’assassinat de Samuel Paty a profondément marqué la profession ainsi que la France tout entière, mais quelle leçon en a tiré l’Éducation nationale ? Quelle leçon en a tiré votre prédécesseur ainsi que le président de la République, une fois l’hommage rendu ? Quelle leçon en ont tiré tous ceux dont la mission et le principal devoir consistent justement à mettre les professeurs et leurs élèves à l’abri, à protéger les uns et les autres contre les passions qui se déchaînent pour un oui ou pour un non hors de l’enceinte scolaire, à défendre pour cela avec fermeté les premiers contre les rumeurs et toutes les formes que peut prendre la contestation de leur autorité, y compris la plus usuelle consistant à instruire leur procès en incompétence ou en insuffisance du haut de son titre de parent d’élève ? N’a-t-on pas vu encore dernièrement qu’une simple et pittoresque plainte concernant l’enseignement dispensé par un excellent professeur, tombée par hasard entre les mains de l’épouse du président de la République et transmise au recteur concerné pour suite à donner, avait suffi à faire dépêcher dans sa classe un inspecteur débordant de zèle, persuadé d’avoir à « recadrer » l’enseignant sur ordre de l’Élysée ? C’est exactement cela, Monsieur le ministre, dont Samuel Paty fut d’abord la victime avant que la rumeur, qui ne fut pas étouffée dans l’œuf comme elle devait l’être, ne finisse pas arriver aux oreilles d’un illuminé de l’arrière monde pour le pire.
Non, Monsieur le ministre, en dépit des mots que vous avez prononcés dès votre nomination pour évoquer la mort de Samuel Paty et lui rendre de nouveau hommage, l’Éducation nationale n’a encore tiré aucune véritable leçon de cette tragédie, allant même jusqu’à produire un rapport stupéfiant uniquement destiné à la mettre hors de cause au lieu transformer cette tragédie en occasion historique, celle qui aurait remis l’institution sur les rails du bon sens éducatif, celle qui aurait permis de dire qu’il y avait désormais un « après Samuel Paty », lequel serait très différent de l’avant.
Chaque jour, notre syndicat prend en charge la détresse de professeurs mis hors d’état d’exercer leur métier à la suite de rumeurs malveillantes et ignorantes, comme elles le sont toutes, rumeurs que votre administration laisse cependant trop souvent se répandre par faiblesse ou incompétence, quand elle ne s’empresse pas de leur donner crédit en appliquant envers ses agents le principe de la présomption de culpabilité par lequel, soit dit en passant, l’Éducation nationale se comporte au sein de l’État de droit comme un empire dans un empire.
Nous ne l’acceptons pas.
Et nous n’acceptons pas davantage que la mort de l’un des nôtres, une fois l’émotion retombée, n’ait toujours pas déclenché une réflexion et une profonde remise en question à tous les niveaux, surtout aux plus hauts.
Les mécanismes ainsi que les pratiques qui ont exposé Samuel Paty à la mort n’ont pas encore été correctement décrits ni analysés. Ils sont, notamment pour cette raison, toujours à l’œuvre au sein de l’institution, même si, dans la plupart des cas, ils ne conduisent pas à une issue aussi épouvantable. C’est pourquoi, Monsieur le ministre, mesdames et messieurs, chers collègues, la CFE-CGC vous annonce avec gravité ce 20 juin 2022 que son syndicat de l’éducation, Action & Démocratie, non seulement se porte partie civile aux côtés de la famille de Samuel Paty mais dépose également plainte contre l’Éducation nationale pour mise en danger d’autrui et manquement à ses plus élémentaires devoirs. Le chantier de la reconstruction de l’école est ouvert. Ce procès y contribuera.