Critiques de l'école numérique

Recension et réflexions sur le numérique à l'école

« L’enjeu de la culture technicienne est majeur et on fait le pari (par exemple en éduquant les enfants à l’école) que cette culture technicienne est possible. On fait le pari informatique : grâce à l’informatique, tous nos problèmes (en tant que problèmes) pourront être résolus. »[1]

Il est des objets que l’on ne prend plus la peine d’interroger, contre lesquels on ne cherche plus à penser tant ils sont entrés dans le champ des évidences et des certitudes, contre lesquels, d’ailleurs, il ne vaudrait mieux pas penser au risque d’être immédiatement associé au « monde d’avant » ou au camp des « consternants » : tel est le cas du numérique en général et du numérique éducatif en particulier. Essayez, et l’on vous rétorquera que « Dans un monde où le numérique n’est pas un choix mais fait partie du quotidien… », « Dans une société numérique comme la nôtre… », « Puisque les compétences numériques sont maintenant attendues dans tous les CV… », « Pour ne pas aggraver la fracture numérique… » – autant de refus de s’interroger (à la fois sur le mot « numérique » et sur ce qu’il recouvre) qui sonnent comme des renoncements ou des acceptations plus ou moins béates, alors même que notre expérience plus que décevante de la « continuité pédagogique » sous forme d’enseignement à distance  (d’« e-learning », comme on dit) – présentée par ministre et recteurs comme une réussite – rend impératif l’exercice critique du jugement.

L’ouvrage collectif Critiques de l’école numérique[2], dont on proposera ici une manière de recension, paru l’an dernier peu après La fabrique du crétin digital de Michel Desmurget, est né du constat fait par des professeurs et des professionnels de l’éducation qu’il est urgent, devant le monolithisme des discours institutionnels souvent entachés de collusion, de construire des contre-discours critiques. Une telle réflexion ne pouvait venir que du « terrain » et de ses praticiens, dans le sillage de Liliane Lurçat qui, au seuil d’un de ses célèbres livres, rappelait : « C’est à l’école que je menais mes recherches, selon la conception d’Henri Wallon, qui préférait le terrain au laboratoire […]. C’est en effet la seule façon de rencontrer la diversité des enfants scolarisés, et de multiplier les investigations. »[3] Or, aujourd’hui, il semble qu’une sorte de religion du laboratoire propre aux « sciences de l’éducation » et à leur branche « cognitive » empêche de penser les problèmes de l’école et, pire, les dissimule au même titre que les retours inquiets des praticiens que nous sommes. En ce sens, les analyses de ces collègues de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, « généralement invisibles » selon leurs propres mots, apportent un éclairage magistral sur l’échec de l’école numérique et sur les intrications mal connues de l’Éducation Nationale et des « EdTech » (acronyme anglais croisant Education et Technologies), ces entreprises privées qui ont fait du « numérique éducatif » leur spécialité et qui s’engraissent sur le dos de notre école, prenant les professeurs au dépourvu avec la complicité de décideurs – déconnectés de nos besoins et de ceux des élèves – qui n’ont jamais vraiment jugé bon de nous consulter.

Qu’est-ce que l’école numérique ?

            François Jarrige, l’un des coordonnateurs du volume, historien spécialiste des changements techniques et industriels, rappelle volontiers que nous ne savons pas bien, au fond, ce qui est désigné par le mot « numérique » : y aurait-il une seule réalité palpable derrière ce terme ? Est-ce un ensemble de techniques, de machines, d’outils ? ou est-ce une attitude, un état d’esprit, une façon d’être au monde ? Il y a, en tout cas, une idéologie numérique, qui infuse l’école comme elle infuse la société, celle d’un progressisme aveugle et aveuglant qui érige en principe salvateur le « Numérique » (jamais défini), réponse à tous nos maux, qu’ils soient psychologiques, sociaux, éducatifs… Le « Numérique » est une nouvelle panacée, une pharmacopée universelle dans laquelle on puise des solutions (des « leviers ») qui ne sont bonnes que dans la mesure où elles sont « disruptives » : triomphe de la pensée magique et de la parole performative – autant dire du vide. Robert Redeker appelle avec raison technisme cette forme pathologique de la technique, sur le modèle du scientisme[4] : lorsque la technique – qui, rappelons-le, en ce qu’elle est une prise de pouvoir sur la nature et qu’elle forme un système, n’est jamais neutre – devient son propre horizon, elle n’est plus bonne à rien, mais elle gagne en potentiel d’aliénation, ce que Günther Anders posait dès l’introduction de L’Obsolescence de l’homme en 1956 : « […] affirmer qu’« on » aurait la possibilité de posséder ou non ces sortes d’appareils, de les utiliser ou non, est naturellement une illusion. »[5] – illusion dans la mesure où nous vivons à l’ère du tout-technique et que nous ne pouvons collectivement nous en arracher.

Puisqu’on ne saurait le définir dans l’absolu, le numérique est encore plus difficile à cerner dans son emploi éducatif : dans quelle mesure y a-t-il un enseignement numérique ? Quel est-il ? Philippe Bihouix montre que l’école semble partagée entre deux directions à la fois complémentaires et quasiment contradictoires : l’enseignement du numérique et l’enseignement par le numérique. Si le premier, bien délimité et inscrit dans un cadre disciplinaire, peut avoir quelques menus intérêts, le second laisse entrevoir la possibilité de la disparition de l’humain de l’acte de transmission, reconfiguré sous forme machinique par l’intelligence artificielle. C’est cet enseignement par le numérique, qui va de l’utilisation des tablettes en classe à l’accompagnement des élèves en difficultés par un assistant numérique (dispositif « D’col »[6]), qui interpelle et nous laisse en droit de nous demander si l’on ne tend pas à un enseignement pour le numérique dans lequel la priorité n’est plus l’élève et le savoir mais l’objet numérique lui-même et l’investissement massif dans des produits couteux qui font illusion, qui rassurent plus qu’ils n’instruisent ou ne répondent au fantasme du « parcours personnalisé » pour tous. Qui rassurent les élèves (les écrans, ils les pratiquent et les aiment), qui rassurent les parents (les politiques nationales et locales se soucient de la réussite de leurs enfants), et qui rassurent même les professeurs (complexés, parfois, de ne plus « être à la page » et de paraître « largués » aux yeux de ceux qui suivent le mouvement).

Le nouveau règne des « EdTech »

            Ces produits destinés à l’enseignement numérique émanent d’entreprises privées organisées en lobbies (au premier rang desquelles certaines GAFAM, à commencer par Apple et Microsoft) qu’il est maintenant convenu d’appeler « EdTech » dans la langue du numérique et dont les prétentions à ringardiser l’enseignement « traditionnel » (c’est-à-dire l’enseignement sans numérique ou détaché du numérique) sont claires et affichées, avec le soutien financier du ministère et de nos élus locaux. Christophe Cailleaux, professeur d’histoire-géographie, dans un article d’une grande rigueur démonstrative, aux sources nombreuses et scrupuleusement référencées, le montre en proposant entre autres choses une miscellanée de discours révélateurs à la fois de l’incompétence pédagogique de ces nouveaux prescripteurs autoproclamés et de leurs ambitions prométhéennes. Considérons, presque au hasard, deux de ces discours.

Laurent Alexandre est un cas d’école : urologue devenu « expert » en sciences cognitives, il appelle à « éviter demain qu’il y ait des naufragés du numérique qui ne comprennent rien au monde que nous sommes en train de créer », et le corollaire est évident, « il n’y a qu’une solution, c’est une réforme radicale de l’éducation, l’apparition de pédagogies personnalisées. » (On se demande d’ailleurs pourquoi le rapport entre numérique et pédagogies individualisées paraît si évident.) Malheureusement pour Laurent Alexandre mais heureusement pour nous, l’Éducation Nationale, cette « machine à émasculer ses innovateurs » (audacieuse périphrase !) oppose encore trop de résistances. Un commentaire du propos de cet « expert » serait inutile tant il est lisible (et nuisible) : un monde nouveau est advenu, celui du numérique, et l’homme doit se faire numérique ou ne pas être, puisque les clefs de compréhension de ce monde sont réservées aux innovants, réfugiés derrière ce « nous » excluant et prétentieux. On connaît ces rengaines millénaristes qui annoncent le sacre d’un « Homme Nouveau » qui n’arrive jamais vraiment : elles sont toujours synonymes de terreur.

            Marie-Christine Levet, autre « experte » de la question, fondatrice et porte-parole d’« Educapital » (fonds d’investissement encourageant les « EdTech »), défend l’école numérique avec des arguments moins prophétiques mais tout aussi étonnants : « Il y a urgence à agir pour que l’école forme mieux aux compétences requises par la société du XXIe siècle, à savoir la créativité, la pensée critique, le travail collaboratif et le droit à l’essai-erreur. » Abstraction faite de ce sabir qui n’est même pas une langue, on voit ressortir les « skills » favoris de nos manageurs 4.0 : créativité et travail collaboratif (l’idéal quand on travaille dans une agence de publicité !), tout ce qu’il faut pour faire de l’école un charmant « open space », rassurant et « disruptif », mais qui n’a plus aucun rapport avec la formation du jugement puisqu’il repose sur des « compétences » entrepreneuriales. Pour le reste (pensée critique et « droit à l’essai-erreur »), l’école fait déjà son travail et n’a pas à enseigner pour ou en fonction de la société nouvelle ou du monde nouveau, comme son beau nom grec l’indique (skholè : le loisir), bien au contraire.

Les bienfaits du numérique éducatif : une imposture

            Comment croire encore à ces solutions miraculeuses vendues par des marchands du Temple pleins de promesses, incompétents en matière pédagogique, auxquels notre ministre renouvelle régulièrement sa confiance (en la personne de Stanislas Deheanne, par exemple), alors même que les révélations de Michel Desmurget en termes de bien-être de l’enfant, fondées sur une lecture de la littérature scientifique disponible en français et en anglais, sont alarmantes au dernier degré ? Pourquoi miser encore sur l’artifice du numérique à l’école alors qu’il rythme par trop nos vies et ô combien celles des enfants ? Pourquoi ne pas considérer que ce qui est omniprésent et dangereux en-dehors de l’école n’a tout simplement pas sa place à l’école ? D’autant plus qu’aucune étude scientifique n’est capable d’affirmer avec certitude que le numérique est une plus-value dans le processus d’apprentissage. Le professeur de Lettres Loys Bonod (auteur du fameux blog « Laviemoderne »), dans l’un des articles de l’ouvrage[7], le démontre en décryptant une enquête de l’OCDE de 2015 qui soutient l’exact contraire : la réussite des élèves en lecture et en mathématiques est moindre lorsqu’ils travaillent avec le numérique.

 

Les graphes de Loys Bonod sont sans appel : le numérique n’apporte rien à la performance des élèves en lecture et en mathématiques ; il a même une tendance plus que nette à réduire la qualité de cette performance. Que l’OCDE (à l’origine de la fameuse enquête « PISA ») le souligne relève presque du miracle. Au-delà du bien-être des enfants et des adolescents, il s’agit donc d’une question intellectuelle : les outils numériques ne rendent pas meilleur, ils abêtissent. Il y a bel et bien imposture pédagogique. Dès lors, pourquoi s’acharner à ne pas voir ce qui crève les yeux ? L’enjeu pourrait bien être notamment financier (encore que cette hypothèse soit loin d’épuiser la question), si l’on en croit Rémy Challe, le directeur général du réseau « EdTech France » qui, à l’orée du confinement et de la période de « continuité pédagogique », confiait : « Évidemment, on espère qu’il y aura des actes d’achat après cette période. »[8] Cynisme ? Pas le moins du monde. Cet industriel nous rappelle que le numérique n’est rien moins qu’un produit qu’il faut vendre.

L’Éducation Nationale est bon client et sera bientôt à la merci de ces entreprises qui pourront faire de l’école ce qu’elles voudront.

Reconfiguration et remodelage de nos métiers

            Il en va de la définition même de nos métiers, que nous soyons professeurs, CPE, chefs d’établissements : l’intrusion du numérique dans nos univers professionnels a commencé à amorcer une reconfiguration radicale. C’est ce qu’explique Amélie Hart-Hutasse en analysant l’évolution sur vingt ans de ses habitudes de travail dans l’enseignement secondaire[9]. S’il est toujours possible et peut-être même souhaitable, comme l’a montré l’OCDE, d’enseigner sans ces outils – quoique cela soit synonyme, aux yeux de certains inspecteurs, de non-conformité avec la norme pédagogique –, il n’est plus possible en revanche d’assumer la plupart de nos tâches administratives sans eux : faire l’appel, renseigner des notes ou le cahier de textes, remplir des bulletins, communiquer. Cela va parfois même plus loin : dématérialisation du carnet de correspondance, attribution d’une heure de retenue, rédaction d’un rapport d’incident, exclusion de cours : certains établissements, en la matière, sont passés au tout-numérique grâce à des logiciels comme « PRONOTE » (payant, en l’occurrence, et fort cher, puisque c’est une fabrication du privé), contraignant chacun à repenser en profondeur ses gestes professionnels dans le sens d’une désincarnation, d’une dévitalisation et, souvent, d’une colossale perte de temps, quoi qu’on en dise. Le numérique s’invite même – et il y a bonne place – dans le « référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation » sous la forme suivante : « Intégrer les éléments de la culture numérique nécessaires à l’exercice de son métier ». Il y a là matière à réfléchir : d’abord, qu’est-ce que la « culture numérique » ? Ensuite, en quoi ces éléments sont-ils « nécessaires à l’exercice de [notre] métier » ? Mystère.

En définitive, le peu que l’on gagnerait en praticité, dans un usage purement enseignant du numérique, ne le perd-on pas en humanité ? En effet, force est de constater que, dans cet univers artificiel où nous laissons des traces publiques (donc archivables et récupérables) de tout, l’inhumanité nous guette : oublier de remplir son « cahier de textes numérique », par exemple, ou refuser de communiquer via la messagerie des « ENT » sont, pour certains supérieurs zélés, des fautes qui peuvent nous être reprochées. Ainsi le numérique crée-t-il les conditions d’une surveillance infantilisante (certains chefs d’établissements rêvent d’ailleurs déjà de vidéosurveillance dans leurs locaux) et d’une forme de traçabilité des personnels dont les effets pervers ont été décuplés pendant la période de « continuité pédagogique » : la palme était à qui affichait le plus de « classes virtuelles » ou à qui remplirait le plus abondamment son cahier de textes, en partie pour faire illusion et, encore une fois, marquer sa conformité avec les attentes de l’institution pour laquelle le numérique est une nouvelle pierre de touche. Et « PRONOTE » d’afficher fièrement, sur son compte Twitter, les « chiffres de la continuité pédagogique » : 

preuve s’il en fallait une que des Big Brothers du « numérique éducatif » nous surveillent d’ores et déjà avec notre consentement et sont capables de rendre compte précisément de l’engagement virtuel de chacun, engagement – parce qu’il est facilement visible, lisible et chiffrable – qui pourrait devenir le seul auquel on prête attention.  Ce « tracking » numérique a de quoi nous mettre tous mal à l’aise.

Il est urgent d’ouvrir les yeux sur le numérique, sur les partenariats extrêmement juteux entre public et privé et sur certaines injonctions qui se prétendent pédagogiques parce qu’elles ont la caution du bien mal nommé « Conseil Scientifique de l’Éducation ». Il ne tient qu’à nous, professionnels de l’éducation, praticiens du terrain, de ne pas nous plier à ce nouveau dogme comme à toute autre lubie qui mettrait en péril l’acte de transmission, en redonnant toute sa dimension à la liberté pédagogique individuelle qui définit notre métier – notre art. Le prolongement (ou l’effacement) du professeur par la machine, dont notre expérience de la « continuité pédagogique » nous a donné un avant-goût amer, devrait nous rappeler avec force qu’il n’y a d’instruction qu’en présence, qu’il n’y a d’enseignement que dans la mesure où une parole, une voix et un corps incarnent des savoirs transmissibles, et qu’il faut reconstruire cet acte ancien, uniquement et simplement humain, dont beaucoup oublient l’importance, aveuglés par l’horizon unique de la Technique. Puissions-nous en sortir.

 

Éléments bibliographiques

Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002.

Cédric Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige (dir.), Critiques de l’école numérique, éditions de l’échappée, 2019.

Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, éditions du Seuil, 2019.

Jacques Ellul, Le bluff technologique [1988], Fayard/Pluriel, 2017.

Liliane Lurçat, La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, éditions François-Xavier Guibert, 1998.

Robert Redeker, L’école fantôme, éditions Desclée de Brouwer, 2016.

Wissâm Feuillet

[1] Jacques Ellul, Le bluff technologique [1988], Fayard/Pluriel, 2017, p.50.

[2] Cédric Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige (dir.), Critiques de l’école numérique, éditions de l’échappée, 2019.

[3] Liliane Lurçat, La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, éditions François-Xavier Guibert, 1998, p.7.

[4] Robert Redeker, L’école fantôme, éditions Desclée de Brouwer, 2016, pp.130-131.

[5] Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme [1956], Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002, p.16.

[6] Loys Bonod, « Ecole numérique : quelle évaluation ? Trois exemples de numérisme dans l’éducation en France », dans Critiques de l’école numérique, éditions de l’échappée, 2019, pp.194-200.

[7] Ibid., p.202.

[8] Le Canard enchaîné, 18/03/2020, p.4.

[9] Amélie Hart-Hutasse, « Le numérique contre le travail enseignant ? », dans Critiques de l’école numérique, éditions de l’échappée, 2019, pp.223-237.