Vous avez dit réussite ?
En lisant la note d’information de la DEPP (Direction de l’Évaluation, de la Prospective, et de la Performance) relative à la dernière session du baccalauréat, on découvre, chiffres, statistiques et courbes colorisées à l’appui, qu’en juin 2023, le taux de réussite à l’examen (provisoire, compte non-tenu de la session de septembre) était de… 90,9 %.
Pour les trois voies :
- 95,7 % pour le bac général
- 89,8 % pour le bac technologique
- 82,7 % pour le bac professionnel
L’autosatisfaction du ministère, caractérisée par la couronne de laurier qui orne la page 1 du document, est stratosphérique, et son usage de chiffres et de pourcentages incontestables semble fournir une caution scientifique imparable à un discours pourtant très discutable qui, en faisant de « la réussite » le but du système éducatif, a fini par y sacrifier l’instruction elle-même et tout ce que celle-ci suppose.
Est-il en effet encore possible de parler honnêtement de la « réussite » des élèves du secondaire au baccalauréat ?
Un peu de pudeur obligerait à remplacer le vocable « réussite au baccalauréat » par celui plus conforme à la réalité de « passage du baccalauréat ». On ne « réussit » pas le franchissement d’une frontière, ou le passage d’un col pour lesquels mettre un pied devant l’autre suffit : on les passe tout simplement.
De contrôles continus sous contrôle parental, en commissions d’harmonisation sous contrôle de l’administration, en passant par des interventions directes sur les notes attribuées par le jurys, tout est fait pour que la quasi intégralité du flux des lycéens débouche dans le supérieur. Cela est devenu une nécessité.
Il suffit pour s’en convaincre en cette rentrée 2023, de regarder les grilles horaires des établissements du secondaire, les emplois du temps des classes, et ceux des professeurs, puis le nombre d’élève par classe ou groupe de spécialité ou d’option, pour comprendre que toute baisse du taux de passage dans le supérieur causerait l’embolie immédiate du secondaire et un chaos indescriptible.
Ainsi les élèves de première et de terminale passent-ils le baccalauréat, comme on traverse une rivière, non pas en nageant, mais en marchant sur un pont. Parler de leur « réussite » nous apparait emphatique, voire abusif ou mensonger : ne réussit-on pas vraiment que ce que l’on risque de rater ?
Dans un monde politico-médiatique obsédé par les chiffres, quid de ce qui n’est ni chiffrable, ni objectivable : va-t-on consentir à la déshumanisation de l’enseignement ?
Dans son cours au collège de France, publié sous le titre « La gouvernance par les nombres » Alain SUPIOT analyse et décrypte la fanatisation des classes dirigeantes : elles adorent la quantification, le chiffrage et l’utilisation des calculs statistiques pour justifier leurs choix, caractériser leurs actions, les problèmes qu’ils traitent, et leurs réussites. Leur monde est un algorithme, et elles pensent le contrôler.
Aucun professeur n’ignore l’importance, l’épaisseur et la finesse des relations humaines qu’il noue et maîtrise, avec ses élèves, dans ses classes. Cette incarnation de l’enseignement, cette personnification du cours est du même ordre que ce qui existe entre un patient et son médecin. Rien de ces relations n’est quantifiable, mesurable, chiffrable et transformable en statistique : c’est aussi impossible que de faire la grille d’évaluation d’un poème.
Elles passent donc à la trappe. L’enseignement se déshumanise officiellement : vous n’êtes plus un professeur mais un bloc de moyens horaires. La réification de l’enseignement est une réalité : les préparations des rentrées scolaires se font sur des tableurs informatiques, et les emplois du temps sur un logiciel devenu un véritable carcan. Quant aux rentrées scolaires, elles ne sont de plus en plus qu’un long diaporama informatisé, lassant et démoralisant, qui achève les collègues supportant déjà une affectation et/ou un emploi du temps mettant en difficulté leur vie personnelle.
Dans une telle situation, comment reconstruire un optimisme professionnel ?
La lassitude menant trop souvent à la démoralisation des personnels de l’éducation nationale, la perte de sérénité dans l’exercice de nos métiers, le déclassement social, la méfiance, voire la défiance, vis à vis de l’administration centrale constituent un syndrome inquiétant.
Nous le savons tous, privés d’une dose minimale d’espoir, nous ne pouvons plus nourrir d’optimisme. Et sans optimisme, exercer un métier est un poids au lieu d’être un facteur d’estime de soi.
À cette question grave, il serait vain de prétendre répondre en quelques lignes, mais un premier pas consiste assurément à rejoindre Action & Démocratie parce que nous sommes un syndicat regroupant des collègues qui refusent de renoncer à l’exigence de qualité dans l’exercice de leurs métiers, dénonçant les dérives d’une institution ayant fait allégeance aux dogmes ultra-libéraux de l’OCDE qui règnent sans partage en Europe, et décidé à tout mettre en œuvre pour refaire de l’école une fierté française et républicaine.