De la journée nationale contre le harcèlement au cours d’empathie
Salima Ehlinger
Abordons les choses simplement. Je suis un élève plutôt gentil et bien élevé. Un camarade me pourrit la vie au point qu’elle me paraisse parfois insupportable. Nous sommes le 9 novembre 2023. À l’occasion de la journée de lutte nationale contre le harcèlement, on me fait remplir un questionnaire anonyme à visée statistique, on me répète comme un mantra qu’il faut absolument « en parler ». J’accepte d’exposer ma situation, on me soutient en m’assurant que je suis une victime et que j’ai bien fait de m’exprimer. Cela me soulage de sentir qu’on reconnaît mes problèmes mais je rentre quand même chez moi avec le fardeau de la violence. Par la suite, je suis convoqué chez le CPE, dans le bureau du chef d’établissement et enfin mis en relation avec un élève ambassadeur. À chaque fois, je raconte très scrupuleusement mon histoire. À force de tant de paroles, un vertige me prend. On me dit qu’on m’a bien entendu et on m’annonce que dans quelque temps, l’école dispensera des cours d’empathie.
Voilà.
De là où je suis, c’est à peu près tout.
La France a fait le choix de traiter le harcèlement scolaire par la voie de la thérapie par la parole. On organise des tables rondes, des ateliers divers visant à « libérer la parole » et avec elle, les souffrances accumulées. On nomme des ambassadeurs parmi les élèves en inscrivant dans les esprits que c’est d’abord à eux de traiter leurs différends, en acceptant d’en discuter. L’adulte encadre, observe, mais ne se mouille pas trop.
Plusieurs aspects méritent commentaire.
La place envahissante du discours
Le ministère estime que lutter contre le harcèlement consiste essentiellement à en parler. Or, tout ne peut pas être discours : l’expression d’un problème ou d’une difficulté, aussi salutaire soit-elle, ne saurait se confondre avec sa résolution effective. La technique du soulagement par la parole, si elle n’est pas assortie de mesures concrètes, devient un simple outil de communication politique visant à faire croire aux élèves qu’on s’occupe d’eux alors qu’on les abandonne. Par ailleurs, n’est pas thérapeute qui veut. Le fait, pour un enseignant, d’organiser des sessions d’expression cathartique avec ses élèves l’expose à des dangers dont il ferait bien de mesurer la portée.
L’élève en première ligne et l’adulte replié
Les élèves sont souvent davantage au centre de l’arène qu’au centre des préoccupations. À eux de réguler la violence, de réfléchir à des solutions « entre pairs ». Si la solution émane des élèves, c’est forcément mieux ! entend-on souvent. Or, l’enfant est par définition un être en situation d’apprentissage. Son comportement est imparfait par nature. C’est l’adulte qui lui apprend à agir selon la morale. C’est donc aussi à lui que revient la responsabilité de traiter les écarts, de ramener la paix ou de rétablir l’ordre. C’est une tâche lourde, ingrate voire pesante mais enfin, c’est ça être adulte. On doit pouvoir exiger de l’enfant qu’il respecte les règles de la vie en société mais il est lui-même en droit d’exiger de l’adulte la protection dont il a besoin – encore une fois, par nature – lorsqu’il est confronté à la violence de ceux qui le briment.
Quand l’adulte demande à l’enfant de réfléchir aux problèmes qu’il rencontre et de concevoir lui-même les solutions qui le tireront d’affaire, il lui fait violence en lui retirant son statut d’enfant. L’enfant n’a pas à faire figure d’ambassadeur quand une question, aussi grave et hors de sa portée que celle de la violence, est soulevée : il n’est tout simplement pas en mesure d’en comprendre les tenants et les aboutissants. C’est aux adultes de faire cesser les nuisances avec les moyens et l’autorité dont ils sont censés disposer. La parole et l’explication viendront dans un second temps.
Si la violence scolaire ne trouve pas ses racines dans les lieux où elle s’exprime, elle est cependant entretenue par l’impuissance profonde des adultes qui y encadrent les élèves. Cela, nous ne l’entendons pas assez. Or, que peut réellement aujourd’hui un enseignant ou un directeur d’établissement face à la violence des enfants ? C’est dans ce domaine qu’on attend des avancées et des débats significatifs. La seule mesure qui nous paraisse convaincante consiste en l’exclusion du harceleur, exclusion appelée prudemment « déplacement ». C’est dire la frilosité qui entoure encore le sujet… Le reste repose essentiellement sur le discours : séances de prévention, de sensibilisation, formation de tous les enseignants d’ici 2027 ou encore « méthode de la préoccupation partagée (MPP)». Quèsaco ? « Cette méthode non blâmante, se caractérise par une grande préoccupation à l’égard de l’élève cible que l’on veut partager avec les élèves intimidateurs. Ceux-ci deviennent acteurs de la résolution de la situation. » (Eduscol). Comprenez discours et médiation entre élèves, sans stigmatisation. Le harceleur n’est désigné que du bout des lèvres et la victime devient une « cible » on ne peut plus impersonnelle. Quant au mot sanction, il est tout simplement évacué. De tels euphémismes interpellent quand on connaît le niveau de violence auquel nous sommes parfois confrontés. Mesure-t-on bien l’ampleur du problème à traiter ?
L’empathie peut-elle faire l’objet d’un cours ?
Pour que le discours puisse amender le réel, encore faut-il que le harceleur ait accès au sentiment d’empathie. C’est ainsi qu’arrive, semble-t-il avec la plus grande évidence, l’idée du cours d’empathie. La société est violente ? Les enfants sont cruels ? Apprenons-leur à être sensibles car ils ne savent parfois même plus ce que cela veut dire. La mesure pourrait sembler de bon sens. Nous y voyons plutôt la preuve que nous avons laissé le torchon brûler dans les grandes largeurs. Quand une société en arrive là, c’est qu’elle ne civilise plus. Et ce n’est certainement pas un cours d’empathie qui règlera les choses. On n’abat pas un mur en lui intimant l’ordre de tomber.
Mais alors, comment civiliser ? En instruisant. C’est le moyen le plus sûr que l’homme ait trouvé pour lutter contre la barbarie. C’est au contact de tout ce qu’on apprend qu’on devient honnête homme, qu’on développe la sensibilité qui nous fera regarder le mal avec horreur. Apprendre réellement à parler, à penser, à voir, à sentir, à discriminer : c’est cela qui finit par faire germer la graine de l’homme civilisé. Graine qu’il faut replanter d’urgence et dont il faut avoir l’honnêteté de dire que nous n’en récolterons pas immédiatement les fruits. Tout en s’attaquant à la racine du mal, il faut faire cesser les nuisances. Et puisqu’on a tant parlé de langage, il semble temps de prononcer quelques gros mots : sévir, sanctionner, dissuader. Eh oui !
Salima Ehlinger – Professeur de lettres – Bureau national A&D