Souffrance au travail

III - Management : un fonctionnement pervers

« Manager la fonction publique » revient à cesser de considérer les personnels comme des personnes et à ne plus les envisager que comme des « moyens horaires »

Le management

La fascination des politiques néo-libérales européennes et de l’OCDE pour les cures d’amaigrissement des services publics, là où ils existent encore, est une pathologie obsessionnelle qui a infusé subrepticement dans les esprits des couches dirigeantes et des technocraties de nos sociétés au cours des quarante dernières années.

La fonction publique est « managée » ; ce fait est maintenant bien documenté et analysé. « Manager la fonction publique » revient à cesser de considérer les personnels comme des personnes, et à ne plus les envisager que comme des « moyens horaires ». L’expression « Direction des Ressources Humaines » est caractéristique de cette confusion des genres.

Ce fait moralement et politiquement insupportable est entouré d’écrans qui le dissimulent. Citons en particulier les déclarations publiques qui affirment la « bienveillance » là où existe la maltraitance ; l’impossibilité réglementaire effective pour un subordonné de dénoncer les agissements d’un supérieur toxique ; la mise en place d’un RSST (registre santé et sécurité au travail) dans les établissements, de CHSCT (comité d’hygiène et de sécurité des conditions de travail) départementaux et académiques et de numéros d’appel de soutien psychologique, qui ne sont que des lieux de stockage des douleurs.

Dans les cas critiques, lorsque des agents ne supportent plus ni les abus ni les humiliations et en arrivent à déposer plainte, ils doivent affronter la complexité, les lenteurs et les coûts du fonctionnement de la justice.

Notre expérience syndicale nous permet de dire que le management est une véritable machine infernale qui soumet les personnels à la crainte, voire à la peur, les conditionne à la docilité, et parfois les broie.

Les fractures des groupes professionnels

Quels que soient votre métier, votre corps, votre grade et votre avancement dans la carrière, vous pouvez constater que la solidarité n’est plus, bien souvent, qu’un vain mot. Il n’a plus que de très rares amis, le collègue qui se trouve fragilisé, malmené, insécurisé par sa hiérarchie, par des élèves regroupés en bandes, ou des familles regroupées en hordes.

Dans de telles circonstances, l’isolement est un facteur aggravant dangereux. Si un chef de service est toxique, il a le plus souvent circonvenu des « valets » qu’il valorise et sur lesquels il s’appuie pour pouvoir « prouver » qu’il fait un travail de qualité.

Ce type d’alliance perverse discrédite la victime objective de la maltraitance : un groupe interne s’allie objectivement à un groupe externe et sonne l’hallali sur une personne qui, souvent également, sert de faire-valoir.

L’issue est la dégringolade vers le burn-out (réaction physiologique inévitable dans les situations de violence durables) ou dans le départ, soit par mutation, soit par déplacement dans l’intérêt du service, soit à la retraite.

Notons ici le développement du phénomène récent des départs à la retraite « silencieux » : des collègues qui n’en peuvent plus, ont été durablement maltraités dans leur établissement et partent en catimini, en milieu d’année, sans le moindre pot de départ ; simplement, un jour, ils ne reviennent pas. La perte d’âme du système qui cause cela nous semble avérée.

Un fonctionnement pervers

La cerise sur le gâteau en matière de perversité est certainement cette technique de management qui consiste à « faire dialoguer ensemble » la victime et les agresseurs. L’objectif est de résoudre par la parole ce qui est présenté comme « des dysfonctionnements liés à une mauvaise circulation de l’information. »

Dans ce cadre protocolaire, les agresseurs sont exclus du champ de leur responsabilité ; on pose a priori l’inexistence d’une violence faite à autrui et d’intentions sadiques de nuire, et on suppose des malentendus solubles dans une réunion bien menée par un « encadrant compétent ».

En « mettant tout le monde autour d’une table afin que chacun puisse s’exprimer », les victimes sont en fait mises à égalité avec leur(s) tortionnaire(s) et se retrouvent proprement sidérées. On leur impose un nouveau traumatisme en niant la réalité de la cause de leur souffrance. S’ils ne résistent pas à cet affront, à cette violence renouvelée, s’ils craquent, par ce biais indigne, il est fait d’eux « des personnels fragiles » pour reprendre la terminologie managériale.

Qui imaginerait qu’on suggère à une personne violée de dialoguer avec son violeur ? Qui imaginerait d’imposer à une victime de harcèlement un dialogue avec ses harceleurs ? Pourtant, les collègues victimes de violences de la part de collègues et/ou de supérieurs toxiques et/ou d’élèves et/ou de familles, sont contraints de passer par de telles étapes. Il s’agit d’une « sur-violence » révoltante.

Ces mécanismes pervers sont bel et bien utilisés dans le cadre des techniques de management, y compris dans l’Éducation Nationale. De surcroît, les bourreaux se trouvent munis de la justification morale dont jouit celui qui œuvre « loyalement » pour le bien de l’institution, c’est-à-dire sa rentabilité.

Quant aux exécutants des basses œuvres, on les gratifie également d’une attestation de loyauté alors qu’ils sont en fait d’une docilité complice : il est tout simplement question d’éliminer une personne en la poussant à bout, dans le cadre non pas d’une décision individuelle qui supposerait une prise de responsabilité identifiable, mais grâce à un fonctionnement « collégial » qui dilue la responsabilité de l’action managériale à des doses infra-homéopathiques.

Ce collègue qui n’intègre pas la doxa ambiante ou les objectifs du projet pédagogique d’établissement ou de l’équipe disciplinaire, ou bien qui critique la politique éducative de l’établissement, de l’académie ou de la nation, sera poussé dehors, sans aucun scrupule, par un organigramme rempli de fonctionnaires loyaux qui auront fonctionné sans qu’on puisse leur faire le moindre reproche.

C’est là un trait saillant du management : ceux qui commanditent ne sont pas là où l’action malfaisante est commise, y compris dans « l’école de la confiance ». Le procès « France Telecom » a été la première fissure dans le donjon de la forteresse managériale.

Parfois, néanmoins, le manageur, trop ivre de son sentiment de puissance, chute. Ainsi la DRH de l’Académie de Montpellier : « Pensez à l’euthanasie si les reconversions ne vous conviennent pas » (1). À l’époque, A&D est intervenu avec efficacité et des sanctions (qui n’ont pas été des promotions « ailleurs ») ont été prises.

Il faut effectivement avoir été le témoin des techniques de déstabilisation opérées par les manageurs une fois la victime isolée dans leurs bureaux, pour en admettre la puissance effective et en savoir la dangerosité.

Un phénomène psychologique d’intégration de la logique du bourreau est parfois aussi à l’œuvre dans ces situations : il est fréquent que les collègues victimes aient intégré une forte dose de culpabilité pourtant tout à fait injustifiée. Des personnels sont ainsi tout simplement broyés sans pouvoir avoir la moindre réaction. Comment donc avez-vous pu ne pas « faire plus, avec moins » !? Le manageur vous rappellera que des thésards en sciences de l’éducation ont démontré que vos problèmes sont le fait de votre incompétence.

Nous posons ici la question : de quoi les suicides de collègues dans l’Éducation Nationale sont-ils le symptôme ?

Comme partout ailleurs dans le corps social, le management et ses techniques infâmes existent dans l’Éducation Nationale ; le nier revient à en protéger les acteurs.

C’est ainsi qu’il fait parfois très mauvais être original, ou simplement différent, ou en fin de carrière. Par exemple, pour les enseignants, ce que les corps d’inspection appellent « le pilotage académique » est en fait souvent une entreprise de normalisation des pratiques pédagogiques en application de consignes ministérielles.

Mais il faut tout de même rappeler que « piloter une Académie » pour un inspecteur, consiste en fait souvent à poursuivre des intérêts de carrière très personnels, et non pas à œuvrer pour le bien des « apprenants ».

Ainsi, parfois, sur injonction ou incitation appuyée, les salles des professeurs ressemblent-elles plus à des champs de maïs qu’à des jardins anglais ; et si dans une académie vous avez du maïs, dans une autre vous trouverez du colza, et dans une troisième de la luzerne, en fonction des modes ou des lubies pédagogiques accréditées dans le vent de la modernité. Vous rechignez ? On vous proposera un « accompagnement pédagogique » avec tuteur collègue intégré.

Vous avez dit École Républicaine ? La même pour tous de Marseille à Lille, et de Grenoble à Brest ?

(1) https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/herault/drh-academie-montpellier-pensez-euthanasie-si-reconversions-ne-vous-conviennent-pas-1690054.html

Courage et espoir

Heureusement, dans l’Éducation Nationale, et à tous les étages de la hiérarchie, il existe encore des personnes qui ont la volonté de rester humaines et qui refusent ces logiques toxiques.

Elles refusent de prendre pour un « volume horaire disponible », un « temps de travail », ou une machine à vider la mer avec une petite cuiller, un homme ou une femme, agent de la fonction publique. Ceux-là gardent l’âme élevée, les mains propres, et assument la lenteur de leur carrière.

Pierre Desproges ironisait : « Ah, bien sûr, si j’avais cette hargne mordante des artistes engagés qui osent critiquer Pinochet à moins de 10 000 km de Santiago… Mais non. Je n’ai pas ce courage. »

Dans de nombreux établissements scolaires, un collègue en difficulté est abandonné à son sort, car les agents, les professeurs, les personnels ont peur. Mais la peur n’est pas le manque de courage : elle est l’obstacle à vaincre pour adopter une conduite courageuse. Les professeurs ont peur : c’est ce que constatent les médecins des personnels et les médecins de ville dans le secret de leurs consultations.

Le déclin du courage est un très beau texte d’Alexandre Soljenitsyne qui pose une analyse sévère d’un fait occidental bien peu honorable.

A&D regroupe des collègues qui refusent la passivité et se reconnaissent un devoir de solidarité non pas avec les victimes éloignées de tyrans contre lesquels on manifeste dans une rue parisienne, mais avec les personnels isolés de l’Éducation Nationale, devenus les proies de ce que le néolibéralisme européen a sans doute pondu de pire dans son ivresse délirante de recherche du profit.

Le rôle des syndicats

Le premier des rôles d’un syndicat est d’écouter et d’entendre : on trouve souvent dans les syndicats des collègues qui ont eu à traverser ce type d’épreuve et qui non seulement ne vont pas vous dire « vous êtes dingue », mais bien au contraire vont vous entendre et vous comprendre avec simplicité et attester sans atermoiement du côté inacceptable de la situation que vous subissez et de votre état de souffrance. Cette capacité provoque une « ré-humanisation » des victimes, qui, bien souvent, en étaient arrivées à douter d’elles-mêmes. Il arrive parfois que cette simple écoute suffise à recharger un collègue en énergie et lui permette de passer le cap difficile devant lequel il s’apprêtait à couler.

Ensuite, le syndicat apporte son expertise pour analyser les situations et présenter les différents moyens d’action à disposition. Un syndicat est une terre de partage d’expériences et de conseils avisés. Cette deuxième étape permet parfois, le collègue ne se sentant plus impuissant car il cesse de subir la situation et a des choix à faire, de retrouver l’énergie humaine nécessaire pour affronter les difficultés de façon suffisamment distanciée et éviter l’épuisement et le burn-out.

Enfin, si le collègue décide d’agir, le syndicat l’accompagne dans les différentes instances qui peuvent être sollicitées ou dans lesquelles il pourrait être convoqué, de la réunion dans le bureau du chef d’établissement à celle dite « de carrière » dans les bureaux de l’inspection académique, de la DPE ou de la DRH.

Si, au-delà, un collègue décide d’affronter le système qui tente de le broyer, le travail syndical s’arrête à la porte du tribunal administratif ou pénal. Là, il est inévitable et impératif de se faire assister par un avocat. Des années et des milliers d’euros seront alors à consacrer à une procédure dont l’issue est incertaine.

C’est ce qu’a fait Matthieu Faucher avec succès (voir Le Pari de l’Intelligence, numéro 1), secondé et épaulé par Action & Démocratie tout au long de son conflit avec l’administration et de la procédure judiciaire qu’il a assumée et gagnée. Il est devenu le référent national du 1er degré de notre syndicat : son expérience est remarquable. Cet exemple est rare, mais il existe : il peut servir de repère.

Nicolas DEJEAN

Professeur agrégé d’EPS, référent national A&D pour l’éducation physique, commissaire paritaire académique Normandie, délégué A&D au rectorat de Caen, secrétaire départemental A&D dans la Manche