Le problème avec le numérique

Le numérique est un phénomène technique majeur et révolutionnaire, auquel n’échappe pratiquement plus aucune forme de société. On devrait parler de numérisation, car il s’agit d’un processus dynamique continu. Ce processus, dont l’extension et les effets s’amplifient exponentiellement, est légitimé couramment par ses promesses d’  Ce processus réduit toute chose à des informations, qu’il classe, traite et transmet. On nous y donne accès à partir d’interfaces, dont la conception – le « design d’interaction » – incarne les intérêts de ses commanditaires. La face visible du numérique est constituée de ces interfaces, qui déterminent les modalités d’accès qu’elles autorisent aux données. Le numérique combine les informations et les médias à l’infini, à haute fréquence de métamorphoses, – si bien qu’on ne s’ennuie jamais. La numérisation est devenue plus qu’un vecteur essentiel de la croissance économique : elle est notre mode d’être, notre nouvelle forme d’existence. La numérisation nous tient ensemble. Face, nous sommes dans le réel et l’actuel ; pile, nous sommes dans l’espace virtuel des flux. Souvent en même temps.

Comment un système éducatif qui se veut performant et concurrentiel pourrait-il y échapper ? Il ne le peut pas. A moins de sauter hors du cercle technologique qui définit l’horizon de notre survie collective, qui est aussi celui de notre servitude volontaire. Nous sommes condamnés au numérique, parce que nous sommes tous mis en concurrence.  Entre pays comme entre individus. Mais les interfaces passent toujours pour « conviviales ».

 

Une irrésistible dépendance

La complexification croissante de nos sociétés les aliène au numérique, duquel dépend leur forme de vie.

Nous trouvons là un point crucial. Entre 1998 et 2002, internet se déploie dans toute la société, le Web et les moteurs de recherche ouvrent leurs fenêtres sur un océan de données. Irrésistible effet sur les cerveaux humains, constitutivement avides de stimulations et ivres de puissance d’agir. Or, qu’il s’agisse d’agir sur le monde réel ou sur ses représentations, c’est pour le cerveau du pareil au même (dopamine, système de récompense/renforcement, etc.). Seule une conscience critique éduquée permet de prendre de la distance pour se garder des processus neurologiques primaires. Nous touchons là une question fondamentale de l’éducation des jeunes au XXIe si  Ceci avant même de distinguer les représentations mentales qui disent vrai, de celles qui disent faux (fake). La surcharge cognitive causée par la connexion permanente obligatoire avec les flux numériques jette sur l’esprit un voile qui l’obscurcit et engourdit la faculté de jugement. Nous n’avons plus le temps psychologique ni l’énergie d’estimer les choses. Un jour, procès sera fait aux interfaces – sorte de véhicules sans permis –, car elles induisent des modes de pensées et d’existence qui contrôlent l’esprit, à moins que ce dernier ait été au préalable solidement formé pour savoir se conduire. L’esprit est avant tout aliéné par l’hyper-choix des applis et des options, qui l’enferme dans un simulacre de liberté infinie. Sommes-nous entrés dans un nouvel obscurantisme, un obscurantisme cognitif  

Quant à nos sociétés, une fois engagées dans la numérisation, au terme d’un long processus de co-évolution de l’homme et de la technique de près de trois millions d’années, fortement accéléré ces vingt dernières années dans la pompe de la « société de la communication » et de l’« économie de la connaissance », on ne peut dire qu’elles ont choisi volontairement leur destin numérique. Cette vague nous a submergés. Des objets techniques fascinants ont concrétisé sans retenue nos fantasmes. On s’est laissé happer dans l’hypnose collective de notre puissance, acteurs et spectateurs de notre propre show. Une puissance incarnée tous les jours dans nos mains par des rectangles de verre : nos interfaces connectées, sans lesquelles de moins en moins de choses sont autorisées, donc possibles.

La numérisation est une révolution industrielle, économique, sociale, politique et cognitive. Une bulle géante d’intermédiations qui nous donnent à vivre un certain monde, dans un espace mental reconfiguré par ses soins. Le numérique est d’ailleurs aussi le moyen technique de la société du « care ». Prétendre tenir l’École à l’écart du numérique paraîtrait, pour un peu, criminel.

Comment évoquer maintenant les câbles d’ordinateur qui traînent dans la salle de classe et sur lesquels nous manquons de nous casser la figure à chaque début de cours ? Difficile.

S’il n’y avait que ça…

 

Les conditions de travail avec le numérique

Quelle est la situation dans les établissements scolaires, depuis l’annonce du Plan numérique de la rentrée 2015, dont l’objectif était « que la jeunesse soit de plain-pied dans le monde numérique » ? Voici l’argumentaire officiel : « La stratégie pour faire rentrer l’école dans l’ère numérique vise à développer un écosystème global de l’e-Education, depuis les contenus et services jusqu’au matériel. Elle s’appuie sur la mobilisation coordonnée des différents acteurs pour mettre en place les conditions optimales d’un développement harmonieux et efficace des usages, des ressources, des équipements, des infrastructures, de la formation des enseignants et des compétences numériques des élèves. »

Une note d’information de la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance (février 2021), à quoi s’ajoute une synthèse des travaux de la DEPP qui fait le point sur la place, l’utilisation et les effets du numérique à l’École (août 2021) évaluent les effets du Plan numérique de 2015. Après les satisfactions d’usage, les conclusions sont mitigées : il y a encore des progrès à faire pour que le numérique soit partout et accepté de tous.

Au-delà des formules magiques incantatoires qui vantent les ambitions du Plan numérique (« Faire rentrer l’école dans l’ère du numérique », « écosystème global », « e-Education », « conditions optimales », « développement harmonieux ») qu’en est-il de la réalité du terrain ?

Ce qui suit fait la synthèse de quelques témoignages transmis par des enseignants. Ce compte rendu n’est pas exhaustif (niveaux scolaires concernés, axes problématiques), il ne représente pas un établissement, mais plusieurs comme un seul, et vise à donner une vision concrète, terre à terre, de certaines choses, et surtout à rendre un vécu.

 

Le parc informatique

Sa maintenance est souvent jugée insuffisante. Les fonctionnalités ne répondent pas bien aux besoins des utilisateurs. Le matériel est rarement renouvelé, ou alors par des produits peu performants. La maintenance est souvent assurée par un prestataire extérieur à l’Éducation nationale, qui ne vient qu’une demi-journée par semaine. Entre les problèmes des salles de classe, de la salle informatique, du CDI et des bureaux, son action reste limitée. Il faut parfois attendre plus d’un quart d’heure pour que les machines attribuées aux élèves soient opérationnelles. Les moyens sont sous-dimensionnés, tant au plan humain qu’au plan technique.

 

Plateformes, logiciels, messageries

Ceci concerne l’Environnement Numérique de Travail (ENT), l’accès à des produits Éducation nationale (comme « Ma classe à la maison ») et les messageries (de l’établissement et académique).

Lors du confinement, de nombreux enseignants ont utilisé Moodle. Or, pour l’essentiel, l’ENT offre les mêmes possibilités, sans qu’il soit nécessaire de créer encore un compte pour accéder à Moodle, peut-être plus adapté à des lycéens.

Il arrive que la gestion de l’ENT soit confiée à un enseignant, qui a suivi des séances d’information à son fonctionnement. Ses compétences techniques sont insuffisantes pour des fonctionnalités pointues. Il n’a pas la culture « service aux utilisateurs » qu’on peut attendre d’un responsable informatique. C’est normal, ce n’est pas son métier. Sont-ce là les moyens humains mis en œuvre pour l’ambitieux Plan numérique ?

Porter deux casquettes nécessitant chacune un investissement conséquent n’est pas viable et aboutit à bâcler les deux missions.

Alors ? En cas de besoin, on « fait avec », on bricole comme on peut.

La confidentialité est mieux assurée par quelqu’un qui n’a pas de raison de s’intéresser à nos données. Un pur gestionnaire informatique sera moins intrusif que quelqu’un placé à défaut sur le poste.

Lors du second confinement, nombre d’enseignants ont été livrés à eux-mêmes pour utiliser la plateforme du CNED « Ma classe à la maison ». L’auto-apprentissage dans l’urgence est le signe d’un défaut de plan de formation. Rappelons que l’Éducation nationale n’attribue guère d’ordinateur individuel à ses enseignants, qui doivent se débrouiller avec leur propre machine, puisqu’il est acquis qu’ils en ont une. Voilà des années qu’ils la mettent bénévolement au service de leur métier. C’est cela, la logistique du Plan numérique ?

Tout responsable numérique doit être un professionnel. Le « management collaboratif » en situation de crise est un aveu d’impuissance institutionnel et d’impréparation.

En cas de remplacement durable d’un professeur absent, le compte ENT du remplaçant est en attente de création. Après quelques semaines, le remplaçant obtient son propre compte, mais seulement pour certaines fonctionnalités. Pour d’autres, il doit passer par le compte du collègue remplacé, y compris, pour des raisons de commodité, par sa messagerie. Le collègue remplacé passe alors à côté d’informations importantes diffusées sur sa messagerie, parasitée par mille infos qui ne le concernent en rien. Mais ça doit marcher comme prévu.

Certains personnels ont deux adresses mail académiques, suite à un divorce, et doivent jongler avec les deux. Ce qui provoque des problèmes de destination des messages, des confusions qui nuisent au travail. Quelqu’un témoigne : « Il m’est souvent arrivé de recevoir des courriels qui ne m’étaient pas destinés, ou de me voir reprocher de ne pas répondre à des courriels que je n’avais jamais reçus. »

 

Une éthique en toc

Nos gouvernements successifs dénoncent régulièrement les GAFAM et autres géants du numérique peu vertueux et qui ne paient pas tous des impôts en France.

Des propositions ont déjà été formulées dans tel ou tel établissement, en Conseil d’Administration, notamment de passer sous Linux, plus léger que Windows ; et de ne plus utiliser Google, mais de se servir par exemple de Qwant, moteur de recherches français soumis à législation européenne, en termes de respect de la vie privée des utilisateurs et de garantie de la confidentialité (RGPD), et qui répond suffisamment aux besoins, au moins des collégiens.

Souvent, aucune réponse n’a été apportée à ces demandes. On peut comprendre l’hésitation pour Linux, moins convivial et d’utilisation plus technique. Pourtant, bien des produits Windows sont accessibles sous Linux. De plus, ce système d’exploitation est plus stable. En revanche, on est interpelé par la surdité concernant l’usage privilégié qu’il conviendrait de faire de Qwant.

Une fois encore, l’Éducation nationale pratique le paradoxe : d’un côté, elle dénonce les méfaits de Google et sensibilise les enfants à la nécessaire prudence dans l’usage de Chrome, par exemple ; mais d’un autre côté, elle se soumet au diktat googlien. L’Éducation nationale entretiendrait-elle une schizophrénie numérique ?

 

Liberté pédagogique des enseignants

Il y aurait tant à dire. Garantie par les textes en vigueur et par les discours du Ministère et du Gouvernement, la liberté pédagogique des enseignants s’érode d  Des témoignages attestent, par exemple, de tentatives d’intrusion de chefs d’établissements dans des cours à distance, lors des heures glorieuses de « Ma classe à la maison » (CNED), pendant le confinement. Comment la liberté pédagogique des enseignants pourra-t-elle être assurée, lorsqu’absolument tout de leurs activités professionnelles sera numérisé ? Ce qui ne tardera pas à arriver, à l’heure de la transparence. La numérisation permet de contrôler et d’évaluer en temps réel tous les flux de données, tous les flux pédagogiques. Les enseignants sont soumis à un «   La liberté pédagogique vole en éclats dès l’instant où l’on se sait observé, évalué et comparé en permanence. Et il est important, considéré d’en haut, que nous le sachions. La seule crainte d’être surveillés et comparés nous rend déjà conformes

 

Formation en ligne

La disponibilité de l’accès aux ressources numériques justifie de pouvoir demander aux gens de se former « librement » n’importe quand, hors de leurs heures de travail, sur leur « temps libre ». Qui s’imagine que le mercredi après-midi est du « temps libre », parce que nous ne sommes pas face aux élèves ? La conscience professionnelle fait le reste : nous prenons sur notre temps de préparation de cours ou de correction de copies pour nous connecter et nous former.

Lorsqu’on exerce dans un établissement éloigné des lieux de formation, le distanciel a une raison d’être ; à la condition que la formation soit organisée dans le respect des rythmes de travail – et dans de bonnes conditions de connexion !

 

« Vous n’avez qu’à vous adapter à l’ordinateur ! »

C’est l’injonction qui clôt le débat, lorsqu’on rencontre des difficultés à utiliser des dispositifs numériques.

Nombre de collègues naïvement confiants dans le progrès numérique pour améliorer les pratiques éducatives découvrent que ces dispositifs ne servent les humains que s’ils acceptent d’abord de s’y soumettre.

Telle enseignante qui veut décider de coefficients spécifiques sur le logiciel de notation de son établissement ne le peut. Elle voudrait pouvoir attester de l’acquisition progressive des « compétences » exigées, minorer ou majorer tel coefficient. Le paramétrage du logiciel ne le permet pas. « Vous n’avez qu’à mettre le même coefficient à toutes vos notes. » Mais quatre notes « sur 5 » n’ont pas la même signification qu’une note unique « sur 20 ». La variété des types de travaux et des notes permet de rendre compte de l’évolution des apprentissages. Abandonnez tout espoir, vous qui entrez ici : « Vous n’avez qu’à vous adapter à l’ordinateur ! »

 

Le numérique est partout, mais il n’est pas sûr, et il nous pose problème : parc informatique sous-dimensionné, défaut de professionnalisation, plateformes, logiciels et messageries instables, liberté pédagogique canalisée pour assurer la cohérence des données , formations en ligne non obligatoires mais qu’il est possible de faire à tout moment sur son « temps libre », exigence de soumission à la machine (à la machination), et enfin de sérieuses questions d’éthique, non résolues.

L’enseignant gère de plus en plus son travail scolaire face à un ordinateur. Nos collègues et nous-mêmes restons de plus en plus dans nos salles durant les pauses. La salle des professeurs n’est plus qu’un lieu de passage furtif. Entre collègues, on finit par travailler dans le même lieu sans se voir. Nous exerçons notre métier dans des conditions de plus en plus insidieuses d’isolement. 

Quant à notre hiérarchie, elle diffuse les informations par voie de courrier électronique et limite ses contacts directs avec nous.

 

Gouvernance docimologique

L’institution a tenté récemment d’uniformiser et de verrouiller la façon de noter des enseignants dans un même établissement, puis au sein d’un même « bassin » d’établissements. Ce qui a été ressenti par les enseignants comme une atteinte à leur liberté pédagogique a été justifié par un souci de clarté devant les familles. Il s’agit surtout de permettre une numérisation fluide et un traitement statistique cohérent des évaluations. Il faut nourrir sans distorsions les bases de données. La notation tactique et souple, à visée pédagogique, de l’enseignant doit se plier aux visées aprioristes d’une gouvernance docimologique, parce que le numérique et sa rationalité formulaire le permettent. La charrue est placée avant les bœ  Le traitement numérique continu des données d’évaluation permet de conformer chaque étape d’évaluation, afin qu’elle produise le résultat intermédiaire qui doit nécessairement conduire au résultat final. L’attente raisonnable : « Quel sera le résultat ? » est détrônée par : « Quel doit être le résultat (notre vérité) ? » Forme biaisée de rationalité calculatoire et douteux régime de vérité, concrètement inenvisageable sans la puissance de traitement d’ 

 

 Y a-t-il un monde réel pour les générations futures ?

Un seul point sera soulevé ici, particulièrement critique.

L’habileté des élèves s’oriente vers les interfaces (même s’ils ne les maîtrisent pas complètement) plus que vers la connaissance sensible, directe, par le corps, du réel naturel. Habituées à des espaces urbains de plus en plus interfacés numériquement (tout doit communiquer avec tout dans les « smart cities »), les nouvelles générations pourraient finir par trouver étrange que les phénomènes naturels ne soient pas eux aussi interfacés. Le réel, devenu décevant, se soustrait à leurs sens, ce qui veut dire en fait que leurs sens deviennent inaptes à saisir le réel. Du réel ne subsiste plus que des fragments numériquement autorisés.

Leur fonction a-t-elle changé ? Jusqu’où s’étend leur discrédit ? Seule une élite qui aura échappé à un conditionnement psychique réducteur précoce y trouvera un intérêt. Une élite, vivier de futurs dirigeants politiques.

Un bref complément : les modalités sensibles des relations sociales, en présence physique de l’autre, pâtissent également du règne des interfaces. Les usages de la politesse, ce savoir-être civil, se dissolvent dans une communication-consommation formulaire.  On interagit dans le monde réel suivant les modalités des « tchats ». On exige, on exclut, on ne prend pas le temps, on décide des entrées et des sorties ; on gère des flux de personnes, de données. Voulons-nous d’un tel monde, déjà sous nos yeux ? Voulons-nous de tels jeunes pour le monde ?

 

Le crépuscule des intermédiaires et des autorités du savoir

La transmission pédagogique reconfigurée par le numérique a pour principe d’établir un lien direct – faussement immédiat, puisque médiatisé par l’interface – entre l’apprenant et les connaissances – en fait, les informations. Fin des passeurs, fin des élites savantes, fin des « sachants » en position honnie de « surplomb ». Élimination du filtre d’expérience des autorités traditionnelles du savoir.

« La meilleure façon de se débarrasser d’un passeur ou d’un prêtre est de permettre à tous d’accomplir des miracles », conclut Alessandro Baricco dans son brillant essai sur le numérique, The Game (p. 137).

Ou de leur donner l’illusion qu’ils en accomplissent.

L’école qui forme à l’esprit critique sur la base des humanités est en voie d’obsolescence. On accepte encore que l’esprit problématise et calcule (c’est la « pensée informatique », une compétence scolaire valorisée), à condition que ce soit pour favoriser l’innovation technique. La nouvelle vision technocratique de l’école recherche ce court-circuitage des niveaux intermédiaires, que le numérique permet d’opérer.  Elle est également tentée par la bascule du paradigme du Savoir au paradigme du Faire. Il s’agit in fine de construire le nouveau modèle pédagogique en fonction des exigences d’une économie de crise toujours plus exposée à la concurrence internationale. Ce modèle organisationnel est celui du « lean management », la gestion « au plus juste ». Le numérique réduit les coûts, permet d’économiser sur la logistique et sur la masse salariale, notamment des enseignants. 

 

 

École 42 : le « game »

L’analogie, sinon la connivence, saute aux yeux, entre le projet de l’Éducation nationale exposé sur la page ministérielle « Le Numérique au service de l’École de la confiance » et les principes fondateurs de l’École 42 de Xavier Niel. Deux types de systèmes se faisaient encore face il y a peu : une école traditionnelle, avec des professeurs qui incarnent de façon vivante des savoirs et des savoir-faire classiques, validés par des siècles d’étude, d’expérience et de science ; et une école libre, sans professeurs, une sorte d’incubateur où les élèves sont plongés dans l’internet, le Web et le code. L’un des modèles choisit le « sans filtre », il évacue tous les intermédiaires, toutes les médiations savantes ; mais l’autre modèle, celui de l’école traditionnelle humaniste moderne, n’est pas en reste.

En effet, le Ministère de l’Éducation nationale rêve d’adopter le modèle allégé et « agile », le modèle de l’incubateur, le modèle du laboratoire créatif où règne le ludique. Le ludique ? Rappelons que « durant leurs séjours à l’École 42, les étudiants n’ont pas de cours supervisés par des professeurs mais ont accès à un système pédagogique basé sur la gamification. »1 Le « game » évacue les intermédiaires du savoir. Tout jeu qu’il est, il doit finir par produire des compétences valorisables sur le marché. La frontière entre le « game » pédagogique et le « game » du marché s’amenuise. Ils fusionneront. Les géants du numérique s’y emploient, avec la bénédiction des États. Cette «  

La mode est au hors sol. Le vrai est coupé de ses racines historiques (le Savoir) pour donner l’illusion de résulter exclusivement de l’efficience productive de régulations cybernétiques continues (le Faire). « Est-ce que c’est efficace ? Oui. » « Est-ce que c’est vrai ? Peu importe. » Le numérique est trop efficace pour en espérer des vérités. Le « game » est fait pour jouer, produire, pas pour énoncer des vérités.

Les désirs sont tendus vers les gratifications d’un futur immédiat. Une innovation, une impulsion chasse l’autre. Rideau sur ce que nous appelions la culture (les humanités et leur temporalité méditative) ; victoire éclatante du génie technique (la pensée de l’ingénieur) ; un génie machiné par le numérique, grand accélérateur atemporel de tous les changements. Atemporel, parce que ses manifestations à haute fréquence nous font sortir du temps historique. Les deux – humanités et ingénierie – ne sont pourtant pas incompatibles, tout au contraire, la Renaissance (XVIe siècle) en atteste, ils se complètent ; mais ils ont pris des positions durement antagonistes dans l’imaginaire collectif depuis au moins les années 2000. L’imaginaire collectif, matrice du monde réel.

Quant aux « humanités numériques » (traduction française de « digital humanities »), qui semblent être dans la ligne de Gutenberg – celle de la diffusion, du partage et de la valorisation du savoir – ont-elles été forgées pour servir de caution morale au numérique, ou bien sont-elles le marchepied qui permettra de verser définitivement la culture traditionnelle dans le creuset du numérique ? Ces questions s’inscrivent dans l’arc évolutif historique qui va, par grandes étapes s’accélérant, de l’oralité à l’écrit (-4000 ans AEC), puis de l’écrit à la structure hypertextuelle du premier Web (1990), puis de ce dernier au « Web actif » algorithmique 4.0. caractérisé par des assistants virtuels, la compréhension du langage naturel, le « machine learning » et l’intelligence artificielle, et ce pour converger dans la quatrième révolution industrielle, sous la pression totalisante du numérique2. « Humanités numériques », cela sonne comme le dernier avatar des humanités, avant absorption par les simulacres « 4.0. »

 

Un géant dans un mammouth : Microsoft dans l’Éducation nationale

Quand il s’agit de numérisation – parce que c’est nécessairement le progrès – ce qui justifie le changement, c’est l’innovation technologique elle-même. Le moteur profond est la crainte de l’obsolescence. A quoi s’ajoute celle d’un défaut de compétitivité. Et il en est de même dans l’Éducation Nationale, fascinée par le monde de l’entreprise, ses technologies, ses méthodes.  Pour le numérique, le Ministère a choisi de se laisser porter par Microsoft, notamment à partir d’un accord de 2015, censé favoriser l’essor du numérique à l’école, quelques mois après le « Plan numérique à l’école » de François Hollande, dont l’ambition était que la France devienne « leader dans l’e-éducation ». Mécénat ou marché public déguisé, telle fut et reste la question. Le marché potentiel du numérique éducatif est énorme. Nous n’y connaissons pas grand-chose, laissons donc faire une grosse boîte américaine. Un candidat-président a dit un jour que l’État n’avait pas pour vocation de faire ce que d’autres font mieux que lui. Soit. Le résultat est que Microsoft impose ses « solutions ». Mais aujourd’hui Microsoft va plus loin : il ne s’agit plus seulement de fournir des solutions logicielles, mais aussi des « contenus », et, au-delà des contenus, des méthodes pédagogiques. 

 

Les enseignants sont désormais entrés en concurrence avec les nouveaux dispositifs pédagogiques issus du « e-learning » ; défi qu’ils ne se sont pas eux-mêmes lancé, mais face auquel on les a placés. Quant au numérique pédagogique issu des startups de la Ed-tech française, il est lui aussi fortement dépendant de l’ascendant Microsoft, qui demeure un pilier du numérique dans l’Éducation nationale. Dans l’accord de 2015, l’entreprise Microsoft n’était-elle pas désignée, de façon très ambiguë, au-delà de son implication dans l’éducation, comme « acteur de la transformation numérique de l’État » ? Rien de moins.

Les conséquences de cette concurrence objective et cruelle entre enseignants et dispositifs pédagogiques numériques d’« e-learning » seront lourdes : coupes sombres dans les effectifs (20 % d’enseignants en moins en 2030 qu’en 2022 ? Ce n’est pas impossible) ; fin prévisible du statut dont bénéficient les professeurs ; modification du profil du métier, qui d’enseignant se rapprochera de « coach animateur et facilitateur » numérique. Le métier évolue ? Non, le métier est percuté de plein fouet, il est plié. Un professeur vidé de son autorité intellectuelle et dont la maîtrise disciplinaire est ramenée au second plan n’est plus un professeur. Sans doute une des raisons de la réforme du CAPES de 2022.  « Pourquoi faire prof quand on peut être coach de vie ? », titrait ironiquement un article du journal Marianne du 30 novembre 2020. L’autorité du maître passe de l’homme à la machine. Le remodelage éducatif passe aux mains des géants du numérique.

La perspective est toute tracée : les enseignants seront essentiellement chargés de s’assurer, dans leur discipline, que les processus d’e-learning ont bien fait leur boulot. Prof-coach et prof-évaluateur seront les deux aspects de notre futur métier. Restera à évaluer, entre l’enseignant et les dispositifs numériques, leur apport respectif dans l’acquisition des connaissances par les élèves. Un méta-dispositif algorithmique de quantified teaching y veillera sans doute !

 

Conclusion

On peut poser une analogie historique entre (1) la fin de la domination de la pensée scolastique au XVe siècle, remise en cause par l’humanisme puis par la Réforme (XVIe siècle), qui inaugurent la pensée moderne, et (2) la remise en cause de l’éducation humaniste moderne par les écoles innovantes actuelles acquises au numérique. Certains voient dans ces deux moments de bascule un progrès : une éducation humaniste leur paraît aujourd’hui aussi absurde que la scolastique en son temps. D’autres refusent d’opposer humanisme et numérique. N’y a-t-il pas des « humanités numériques » ? Quelques uns refusent au phénomène numérique le statut de nouveau paradigme technique, cognitif et social, ou bien pensent pouvoir s’y soustraire. Mais comment ?

C’est bien entendu plus complexe. La numérisation a déferlé comme une vague de fond, elle a tout emporté, y compris les choix démocratiques qu’il aurait fallu faire. La numérisation du monde, concrétisée à sa surface par nos interfaces, stimule dans nos cerveaux le plaisir du changement à jets continus. Nous croyons toucher le réel et le vrai au plus près, au plus chaud de l’actualité du monde et des savoirs ; or, dès que nous nous interfaçons, nous glissons dans un film. Un film scénarisé : 1) en temps réel, 2) dans un feed-back continu avec notre vie biologique et sociale, 3) par des algorithmes (conçus suivant des choix marketing et politiques d’arrière-plan).

Si nous attestons d’une telle « aliénation par numérisation » dans la façon dont nos sociétés évoluent sous nos yeux, nous devrions au moins exiger que nos jeunes, nos élèves en soient préservés par une éducation digne de ce nom, à l’ère du numérique. L’Éducation nationale devrait avoir pour l’une de ses missions premi 

Or, le Ministère de l’Éducation nationale est visiblement impatient de voir triompher une pareille révolution en son sein et il la prépare avec enthousiasme, comme en atteste le projet « Le Numérique au service de l’école de la confiance » soutenu par Jean-Michel Blanquer.

 

Heureusement, certains savent raison garder face à cette déferlante du numérique dans l’éducation. C’est le cas d’Action & Démocratie, qui continuera à dénoncer les dérives et qui agira par tous les moyens à sa disposition pour que la transmission des connaissances continue à se faire dans un face à face direct et vivant entre les élèves et leurs enseignants, dans des salles de classe réelles.

 

Remerciements à ceux qui ont apporté leur contribution à cet article, par le témoignage de leur vécu professionnel et par leur réflexion.

Philippe HERR

BN A&D

Référent national numérique et IA

 

Bibliographie et sitographie :

 

Ouvrages

  • Tous les ouvrages d’Eric SADIN, philosophe technocritique, aux éditions L’Echappée, dont : L’Humanité augmentée : l’administration numérique du monde (2013), La Vie algorithmique : critique de la raison numérique (2015), La Silicolonisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique (2016), L’Intelligence artificielle ou L’enjeu du siècle: anatomie d’un antihumanisme radical (2018).
  • BARICCO Alessandro, The Game, Gallimard/Folio, n°6895 ; 2019. (Une introduction passionnante et accessible à l’histoire et aux enjeux du numérique. Un bon point d’entrée dans la réflexion.)

 

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