L'IA fait son irruption dans l'Éducation nationale avec MIA
Il n’aura pas fallu longtemps avant que la boîte de Pandore soit ouverte par le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal. Et de cette boîte surgit MIA, un acronyme signifiant « Modules Interactifs Adaptatifs ».
L’ouverture au grand public de GPT sous la forme de ChatGPT en novembre 2022 avait rendu évident qu’il se passait quelque chose dans le monde de la génération automatique de texte, avec la possibilité pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité de pouvoir dialoguer en direct avec un interlocuteur non-humain : un algorithme qui semble tout comprendre ou presque de ce qu’on lui dit et qui répond avec une pertinence d’autant plus grande que la requête est bien formulée.
Dans une société qui considère les technologies comme le moteur principal du progrès, une innovation pédagogique ayant pour support une « nouvelle technologie » peut être acceptée sans trop de problème et bientôt vécue comme naturelle. Les élèves sont prêts ; les enseignants aussi, en majorité. Le ministre peut donc fièrement annoncer : « La France sera ainsi le premier pays au monde à généraliser à l’ensemble d’une classe d’âge un outil d’élévation du niveau fondé sur l’intelligence artificielle. » MIA sera d’abord mis gratuitement à disposition de 200.000 élèves, puis généralisé à tous les élèves de seconde, à partir de septembre 2024.
MIA est donc un logiciel d’intelligence artificielle (I.A.) destiné à accompagner les élèves en français et en mathématiques. Plus précisément, c’est un outil de « remédiation » conçu par EvidenceB (https://evidenceb.fr/). Cette société, dans son argumentaire, se fait fort de « permettre à chaque élève d’entretenir son désir d’apprendre. » Pour ce faire, « les solutions d’adptative learning développées [..] s’appuient sur l’evidence-based education, soit l’éducation fondée sur la preuve de la recherche fondamentale récente et des données mesurables et vérifiables. » Les trois piliers d’EvidenceB sont les sciences cognitives (« comment le cerveau des élèves apprend »), l’intelligence artificielle (« comment ajuster à chacun l’activité pédagogique qui lui convient ») et l’interface User Experience (« comment stimuler la passion d’apprendre et la motivation intrinsèque des élèves »). Il n’est pas encore question d’interface « ludique », mais ça ne saurait tarder.
L’objectif d’EvidenceB est d’« accompagner la transformation digitale des usages pédagogique numériques ». La société ayant obtenu l’aval du ministère, cette transformation digitale des usages pédagogiques parait désormais actée, tel un phénomène socio-historique indiscutable et inéluctable.
Pour les enseignants, la société EvidenceB annonce que la transformation digitale mettra « la technologie au service de la différenciation de l’enseignement et de l’apprentissage personnalisé de chaque élève. » Il s’agit donc bien d’adaptative-learning, c’est-à-dire de systèmes algorithmiques qui profilent chaque élève sur la base des interactions qu’il aura eues avec le logiciel. C’est le rêve de la « pédagogie différenciée », impossible à mettre en œuvre dans les classes aux effectifs surchargés que nous connaissons, avec lequel aucun enseignant ne pourra rivaliser. Bien qu’aujourd’hui le ministre affirme que « notre École a besoin d’une revitalisation pédagogique à la main des enseignants », ne soyons pas naïfs : il ne fait guère de doute que des heures-enseignants – et par voie de conséquence des enseignants – seront peu à peu remplacés chaque fois que cela sera possible.
L’utilisation de MIA pourra se faire depuis n’importe où, puisque le logiciel est accessible en ligne, depuis un smartphone ou une tablette. On voit se profiler le cadre général d’une éducation cognitiviste et nomade, qui aura sans nul doute l’assentiment des jeunes générations. Porteurs de ces dispositifs ubiquistes, les élèves seront poursuivis par les notifications et les incitations à « travailler », où qu’ils soient. L’école, lieu des savoirs, se verra ainsi progressivement dématérialisée. Elle sera dans la poche.
Un point positif : MIA est la propriété du ministère de l’Éducation nationale. Gabriel Attal le qualifie ainsi par l’hyperbole de « logiciel souverain ». Mais il faudra être vigilant sur ce point, parce que si tout se passe comme cela se passe habituellement dans l’Éducation nationale en termes de maintenance de l’existant et de réactivité, ce logiciel risque d’être vite dépassé. Microsoft, partenaire historique de l’Éducation nationale, prendrait alors le relai, d’autant plus facilement que l’un des cofondateurs d’EvidenceB est Thierry de Vulpillières, ex-directeur des partenariats éducatifs chez Microsoft.
Aujourd’hui, nous pouvons considérer que MIA est pour le ministère un « bêta test » grandeur nature destiné à estimer le coefficient de pénétrabilité de l’IA dans l’EN. Et si ce test est concluant, l’usage des outils « intelligents » s’étendra, repoussant peu à peu les murs de l’école, l’espace pédagogique devenant co-extensif à la société. L’idéal de la « société de la connaissance », enfin réalisé ! Mais MIA n’est pas qu’un logiciel de remédiation pédagogique ; c’est le germe d’un projet politique : une autre manière d’envisager l’éducation nationale, voire l’éducation de la nation.
L’application MIA commence par déterminer le niveau de l’élève, puis elle en déduit quels exercices lui conviennent le mieux ; un parcours personnalisé est créé, accroissant la difficulté par degrés fins. Un principe pédagogique élémentaire et de bon sens est appliqué, consistant à la fois à ne pas décourager et à ne pas ennuyer l’élève. Ce qu’un enseignant ne peut faire avec trente élèves et plus, l’algorithme le fera sans découragement, sans burn-out, et sans faire grève. On pourra le mettre à jour à volonté et à distance ; il sera serviable.
Les enseignants prendront rapidement conscience que ce progrès technique va progressivement les remplacer. Pour autant, ils ne se comporteront pas comme des « briseurs de machines », à la façon des ouvriers qui avaient détruit les métiers à tisser automatiques dans l’Angleterre de 1779, parce que la plupart d’entre eux sont acquis aux nouvelles technologies et à l’IA. Ils pensent pouvoir tenir l’outil à leur main, confiants en l’affirmation du ministre Attal : « Notre École a besoin d’une revitalisation pédagogique à la main des enseignants. »
Il est même probable que les enseignants se sentiront soulagés de n’être plus tenus à l’impossible : la pédagogie différenciée sera enfin prise en charge par un algorithme adaptatif, de la même manière qu’un algorithme bienveillant suivra de près les élèves « dys- » ou « à besoins particuliers ». Ils seront certainement également satisfaits du traitement automatique des évaluations, la « machine à corriger les copies » étant en phase de finalisation.
De quoi le professeur sera-t-il alors le maître ? Du tableau de bord, un tableau en ligne, à partir duquel il pourra évaluer les progrès de chacun de ses élèves. L’IA étant très alerte pour détecter les signaux faibles, l’enseignant verra là où l’élève a hésité grâce à ce nouvel outil de diagnostic qui sera l’équivalent pédagogique du scanner. Et gare à lui s’il n’a pas tenu compte « comme il aurait fallu » des signalements de l’algorithme !
MIA apparaît ainsi comme le précurseur des outils « ed-tech » d’apprentissage automatisé, qui font penser à ces exercices répétitifs à l’ancienne, quand le maître enfonçait le clou dans le cerveau de l’élève, en lui faisant refaire autant que de besoin ce qu’il n’avait pas encore mémorisé. L’innovation se situerait ici dans l’interactivité – on pourra bientôt parler avec son assistant pédagogique personnel -, et dans la collecte de données permettant de nourrir des évaluations statistiques en temps réel. La compétition risque bien de devenir permanente (entre classes, établissement, académies, pays) et non plus à échéance des évaluations ou des examens. Le danger est qu’il y ait fusion, jusqu’à la confusion, entre la transmission de connaissances et l’évaluation permanente. Au risque d’une hyperfocalisation sur la deuxième, au détriment de la première.
Les outils d’Intelligence Artificielle sont aujourd’hui promus auprès des enseignants, auxquels on soutient qu’ils leur permettront de se recentrer sur leur cœur de métier : la formation de l’esprit critique, avec le privilège d’adopter la seule posture pédagogique qu’une machine ne peut avoir, à savoir stimuler et « coacher ». Si l’enseignant demeurera ainsi la dernière incarnation humaine du savoir face aux élèves qui auront la chance d’en avoir un, il sera désormais comparé aux machines, au milieu desquelles il fera comme exception. Une perspective à laquelle Action & Démocratie ne peut se résoudre.