Pour les enseignants, ce sera double peine !
Déclaration Action & Démocratie
Conseil supérieur de l’éducation – 19 décembre 2019
M. le Ministre, M. le Directeur des ressources humaines, Mme la secrétaire générale,
Il y a un siècle, les mots « modernisation », « réforme », « rénovation » étaient synonymes de progrès et pouvaient encore soulever l’enthousiasme. Largement dévoyés depuis quatre décennies, ces termes sont aujourd’hui très négativement perçus par une majorité de Français, « réforme » est maintenant synonyme de régression sociale et « modernisation » de dégradation des conditions de travail.
En lien étroit avec une réforme des retraites déjà extrêmement inquiétante, le gouvernement parle aujourd’hui de « redéfinition » des missions des enseignants. Et ce serait la condition sine qua non pour appliquer (enfin) une revalorisation salariale dont le montant reste d’ailleurs un secret absolu, tout comme le montant de nos retraites qui découle du précédent. Or l’idée même de voir « évoluer » notre métier fait peur. Ah ! Ces enseignants et leur peur viscérale du changement ! Pourtant, qui sait ? Peut-être cette redéfinition de notre métier serait enfin LA réforme qui permettrait au système éducatif français de renaitre tel le phénix !
Mais que sait-on à l’heure actuelle de ce projet? Certaines choses ont déjà filtré : le président de la République a évoqué pêle-mêle une augmentation de notre temps de travail, une réduction de la durée de nos congés, des missions nouvelles d’accompagnement des jeunes dans l’établissement… Travailler plus pour gagner plus, une idée toute nouvelle ! L’Insee avait réalisé en 2010 d’intéressantes enquêtes sur le temps de travail réel des enseignants, révélant par exemple que les professeurs des écoles travaillaient en moyenne 44 heures par semaine, beaucoup plus en début de carrière. Et on ne parle pas même pas des directeurs. Mais vous semblez penser qu’on pourrait charger la mule encore un peu.
Travailler davantage, c’est déjà trop nous demander. Gageons pourtant que l’on ne s’en tirera même pas à si bon compte. Au risque de vous faire un procès d’intention, on peut raisonnablement penser que « l’enseignant 2.0 du 21e siècle » subira toujours plus d’injonctions hiérarchiques, que sa liberté pédagogique sera toujours plus réduite, que les méthodes de management modernes faites de réunions interminables et de projets chronophages et tape-à-l’œil se généraliseront, sous la coupe de chefs d’établissement à qui l’idée même de transmettre des connaissances sera devenue parfaitement étrangère. Pour faire simple, nous craignons que la véritable évolution que vous appelez de vos vœux transforme les enseignants que nous sommes en simples exécutants, ce qui reviendrait à nier notre nature même de professeur. Nous ne l’accepterons jamais.
Délire ! Paranoïa ! Voyons. La seule certitude énoncée par Edouard Philippe n’est-elle pas justement la tenue de futures concertations ? On parle d’une conférence sur le métier de professeur au 21ème siècle. On va discuter, qu’on vous dit, alors confiance ! Confiance !
Discuter ? Parlons-en ! En déplacement à Nancy la semaine dernière, le Premier Ministre et vous-même avez été interpelés par une enseignante en des termes d’une grande justesse : citant notamment l’alourdissement continuel de notre mission d’enseignant par des tâches annexes, le manque de reconnaissance, la réforme du lycée menée à la hussarde, la mise en place du plan 4.0 qu’elle décrit non sans raison comme une « aberration pédagogique, sanitaire et environnementale », notre collègue conclut ainsi : « Comment voulez-vous que nous vous croyions quand vous dites que vous allez tenir compte de notre avis ? ». Oui, c’est là que le bât blesse : simples exécutants, nous le sommes en réalité déjà à vos yeux. Qui pourrait affirmer sans rire que la réforme du lycée s’est faite en concertation avec les professeurs ? La réalité est que nous ne sommes ni entendus ni même écoutés. Dans ces conditions, aucune confiance n’est possible.
Pourquoi, selon vous, la revalorisation salariale des enseignants devrait-elle se faire essentiellement sous forme de primes ? Parce que la prime permet une personnalisation des carrières et des rémunérations. Personnalisation qui est inscrite dans la loi de transformation de la fonction publique qui permet à la hiérarchie locale de jouer sur les rémunérations. Les inégalités de salaire vont donc encore augmenter, la caporalisation des personnels aussi. Puisque l’on aime en France s’inspirer des expériences menées à l’étranger, savez-vous que même les Etats-Unis font le constat que les primes « au mérite » n’ont en rien amélioré la performance du système éducatif ?
M. le Ministre, vous ne réformerez pas notre métier sans nous. Vous ne sauverez pas le système éducatif de ce pays sans nous, si tant est que ce soit votre intention. Quand on y pense, quelle « rénovation » ou « redéfinition » de leur métier a-t-on imposé aux policiers pour leur garantir un nouveau régime spécial ? Aucune ! Leur métier est reconnu comme hautement pénible et ce n’est que justice parce qu’il l’est. Qu’en est-il du nôtre ? Bien sûr que sans les policiers, le pays s’écroulerait… Et sans nous?
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