Souffrance au travail
Volet 2 – Le « burn-out »
Un jour, à recroiser un collègue, on réalise qu’on le voyait moins souvent.
– Comment vas-tu ?
– Ça va.
La réponse est commode, avec comme une note brisée dans le timbre de voix et un manque d’éclat dans le regard. Brève et polie, il lui manque pourtant le « et toi ? » qui permettrait d’engager une conversation.
1/ Une évolution subreptice
L’épuisement professionnel reste tapi dans les recoins. Il s’installe à bas bruit, par petites touches, lentement.
Un collègue en difficulté se protège en s’exposant moins. Ce qui est remarquable, c’est qu’on ne le remarque plus. En conseil de classe, il est présent mais n’est plus une présence. Il fait de moins en moins d’interventions. Ses appréciations sont lisses, sans aspérités ni critiques : elles sont de nature à ne susciter aucune réaction. Tout est convenable, bien ou un peu juste dans le pire des cas.
« On regarde ce collègue et on a l’impression qu’il n’a plus de couleur, qu’il est devenu gris ».
Rien ne va mal. Non, pas de chahut. Tout est convenable, ses moyennes sont rassurantes, normales, elles ne causent aucune inquiétude et encore moins de demandes de rendez-vous de familles…
– Ça va, au revoir, à demain….
Et puis un jour il est en arrêt de travail, malgré le jour de carence. Puis l’arrêt passe au pluriel, puis à deux semaines pour être remplacé. Des semaines qui se prolongent et qui au lieu de permettre le repos n’empêchent plus un véritable effondrement énergétique qui aboutit à l’impossibilité de reprendre le travail. Et arrive le placement en congé de longue maladie.
2/ Notre constat
Il y a principalement 3 registres de causes de déstabilisation des personnels enseignants. Nous vous les présentons par ordre alphabétique.
– L’autoritarisme avec lequel sont utilisées les données issues des sciences de l’éducation.
Lorsque ceux qui n’enseignent plus disent quoi et comment faire à ceux qui enseignent sans écouter leurs commentaires, des rapports d’autorités sont installés là où devrait régner une collaboration intellectuelle entre pairs. Au cours des 30 dernières années, les intentions initialement louables des recherches en didactique et en pédagogie ont abouti à la mise en place d’un système redoutable.
Les travaux de didactique des disciplines étaient à l’origine menés par des professeurs passionnés par l’enseignement de leur discipline. Ces travaux ont dérivé vers des recherches dans le cadre d’une didactique générale, « transversale », décollée des savoirs disciplinaires, centrée sur l’élève, puis « l’apprendre » de l’élève. Cette substantivation a vite été suivie par une autre : l’élève est devenu « un apprenant » ; cela allait bien avec des professeurs devenus enseignants.
Une idée terrible s’est insinuée dans les mentalités du monde éducatif lors du passage des savoirs disciplinaires aux compétences. Dans le monde des compétences, qui assemblées doivent faire le « savoir apprendre des apprenants », il y aurait un « savoir enseigner » scientifiquement élaboré. Ce savoir permettrait d’enseigner à coup sûr en garantissant la réussite de tous au plus haut niveau.
L’art du pédagogue est aujourd’hui ringardisé, et nous sommes entrés dans le monde très orwellien des techniques d’élaboration des « constructions spiralaires des compétences des apprenants ». Mises à disposition jour et nuit, en libre service sur éduscol, ce serveur de séquences d’enseignement clé en mains mises
en ligne qu’il n’y a plus qu’à imprimer, puis à lire en classe, a été conçu par une technocratie étrangère à la classe. Professeur est un métier. Animer des îlots n’est pas du même registre que faire cours. Un professeur est avant tout le concepteur et le rédacteur de ses cours. Quel professeur pourrait faire cours en lisant le cours d’un autre ?
Les ressources éducatives d’éduscol révèlent la déconsidération dont le métier de professeur est désormais l’objet dans l’administration de l’éducation nationale, au sein de laquelle des cours scientifiquement élaborés aux effets indiscutables semblent être la nouvelle référence accréditée.
Aux dépens des universités des savoirs, l’université des sciences de l’éducation a relégué l’expertise professionnelle des professeurs au rang d’archaïsme : ce ne sont plus des professeurs qui forment des professeurs, mais de doctes docteurs Purgon qui veulent des Argan et personne d’autre.
Dès lors, si un professeur est en échec dans sa classe, c’est qu’il est incompétent, mal formé, en « difficulté professionnelle » ou en « fin de carrière difficile ».
– Les évolutions de la société
Les élèves d’aujourd’hui n’ont plus grand chose de commun avec ceux qu’ont été leurs professeurs. De surcroît, ils évoluent et changent aussi vite que la société dans laquelle ils grandissent. Face au rythme et à l’ampleur des changements, les personnels enseignants doivent constamment s’adapter.
Bien entendu, les cours ratés n’ont rien à voir avec l’indiscipline des élèves, ni avec la complaisance vis à vis du clientélisme des familles, ni avec la mise en cause systématique des professeurs à la moindre note sous la moyenne qui doit désormais être justifiée. Hors du champ des causes des difficultés sont aussi placés les troubles de la concentration des élèves et leur quasi impossibilité de concevoir des ambitions de réussite au-delà du présent immédiat, leur refus banal de la difficulté et la dévalorisation de l’effort. Vous pouvez ajouter à cela l’éloge de la facilité menée par un consumérisme qui a diffusé au plus profond des esprits, le nivellement par le bas qui, faute de pouvoir mener tout le monde à l’Ecole Polytechnique, est censé assurer la réussite de tous, et vous avez les éléments d’une nouvelle version du Tout va très bien Madame la Marquise de Paul Misraki.
Complétons la tartufferie : les cours ratés sont de la faute des professeurs, c’est bien entendu. Ils sont à l’évidence l’effet des carences de leur formation continuée, de leur sclérose professionnelle, de leur pantouflage didactique. A une jeune collègue stagiaire qui se faisait malmener par un élève irrespectueux dans une classe qui n’avait rien de facile, un conseiller pédagogique répondit : « avec ce type d’élèves, il faut considérer que c’est la fragilité face aux apprentissages qui est la cause de cette agressivité, à laquelle il faut répondre professionnellement en procédant à des remédiations des situations heuristiques ». L’idée de sanctionner l’élève pour insolence et mauvaise conduite n’a pas été envisagée. Voilà comment on induit chez une jeune personne à l’orée d’une carrière un sentiment d’incapacité et de honte qui induit à terme le camouflage des situations difficiles.
Tout cela vous sera expliqué en entretien de carrière avec votre chef d’établissement, ou à l’occasion de la visite conseil d’un inspecteur, dans le cadre d’un « volontarisme bienveillant », élément de langage de la novlangue administrative pour vous signifier que vous êtes à l’approche d’une date de péremption parce que vous faites cours hors des clous plantés dans les ESPE.
Si vous êtes solide, vous pouvez tenir tête à ce système et le contredire avec fierté. Si vous êtes fragile, puis isolé, ce système peut vous broyer. Une fois broyé, au-delà de la traditionnelle carte collective de vœux de rétablissement, vous tomberez dans l’oubli en quelques jours.
– Les injonctions paradoxales de l’administration.
Demander l’impossible à quelqu’un qui n’a pas la possibilité de rétorquer que la demande est impossible à réaliser ne peut causer que trouble ou humiliation.
Pardon, mais qui rappelle que « la réussite de tous les élèves » est une injonction paradoxale faite aux professeurs et qu’elle est scandaleuse ? Qui ose dire que la réussite de tous les élèves est un objectif inepte ? Qui ose dire que l’échec est un point de passage obligé de l’existence, un des plus communément partagés ; une expérience momentanée, fondatrice, nécessaire, constitutive de la confrontation avec la réalité qui n’autorise pas tout à tous ? Qui ose rappeler que le « non » est une nécessité de la construction des personnalités, et que la réalité n’est pas que chacun puisse au cours de son existence faire toujours ce qu’il veut ou préfère ? Quelle est donc la logique de cette école qui cache la réalité et leurre ses élèves et leurs familles sous couvert de « bienveillance » ?
Le devoir de l’école est de donner aux élèves la possibilité et les moyens de surmonter leurs échecs, pas de les faire grandir à l’écart du monde réel.
3/ L’estime personnelle : ce sans quoi l’humain se nécrose.
De l’autre côté du miroir, c’est l’enfer de la dépréciation personnelle, une chute le long d’une paroi sans aspérités auxquelles tenter de se raccrocher.
Mieux que de longs discours, et avec l’autorisation du collègue concerné, voici des extraits d’un de ses courriers à la médecine du travail après 10 mois de congés de maladie professionnelle consécutifs à un burn out :
« Rentrée 2019 : reprise à mi-temps thérapeutique depuis le 1er septembre dernier en poste fixe en établissement scolaire.
Espace de travail sans tension à proprement parler, mais les fractures sont profondes quant à mes convictions professionnelles, tant vis-à-vis de l’institution, de ma hiérarchie que de ma discipline à proprement parler. Au fil des épreuves endurées, de profonds sentiments de maltraitance professionnelle et de mépris institutionnel ont pris place en moi. Le désarroi et la fatigue se sont progressivement installés. Aujourd’hui, je me sens extrêmement fragilisé et vulnérable. J’ai été littéralement déstabilisé, voire « détruit » par la succession d’évènements subis. Les blessures et dégâts sont donc profonds et loin d’être cicatrisés, je ne pense pas qu’ils le soient totalement un jour.
Ressenti physique : un épuisement physique important, une perte d’énergie et d’entrain au quotidien. Chaque cours est une épreuve, j’en ressors épuisé. Des angoisses omniprésentes et envahissantes, qui engendrent entre autres des perturbations du sommeil (une incapacité à dormir notamment les veilles de cours). Alternance de prises et pertes de poids, visage marqué et fermé (tristesse apparente).
Ressenti psychologique : un sentiment d’envahissement permanent : bouffées d’angoisses, sautes d’humeur, perte de patience, nerfs à fleur de peau. Une perte de motivation, de confiance en soi : plus aucune assurance tant dans ma vie privée que professionnelle, chaque prise de décision pose problème… La sérénité n’est toujours pas présente et le doute s’est installé progressivement : impossibilité de se projeter à court, moyen et long terme. Des idées noires ont pris place.
Quels impacts ? D’un point de vue professionnel, il m’est difficile de me rendre au travail, l’énergie et la motivation nécessaires sont absentes pour avoir des relations détendues avec mes collègues (toujours sur mes gardes) ; prendre en charge mes classes (peur de ne pas arriver à gérer mes élèves, de répondre aux besoins, voire de déraper…) ; me projeter positivement (gestion dans l’urgence, au jour le jour et à l’instant présent) ; élaborer mes cours et prendre en main mes classes.
Le fait d’avoir « craqué » a également provoqué un sentiment de culpabilité vis-à-vis de mes collègues : Il ne m’est ainsi plus possible de me rendre aux réunions d’équipes à l’extérieur de mon établissement par craintes de devoir affronter leurs regards et jugements. Rester ainsi en retrait, me permet d’être à l’abri de toutes déconvenues.
… En septembre, je tenais à relever la tête et le défi de retrouver mes élèves, mais le corps ne suit plus.
En résumé :
Je suis triste et exténué : J’ai le sentiment d’avoir subi des violences ET des humiliations extrêmes. J’ai perdu toute confiance en moi et tous mes repères.
… Ma sérénité a totalement disparu aujourd’hui. Je m’interroge donc profondément sur mon avenir professionnel et plus largement sur le sens de ma vie. Mes perspectives d’avenir m’angoissent fortement.
Ce climat d’inquiétude, de fragilité et de fatigue permanent a des répercussions sur la gestion de mes classes. Je sens que je ne suis plus en pleine possession de mes moyens pour faire face à mes responsabilités et missions d’enseignant. »
Voilà ce qu’exprime, en novembre 2019, un collègue qui est en train de remonter la pente et a repris le travail. À la lecture de ce texte, il est aisé de conjecturer ce que furent les heures les plus noires de sa descente aux enfers, consécutivement à deux années scolaires et demie d’exposition au stress professionnel «géré par l’administration». Tout allait bien jusqu’au début de son effondrement qui a localement surpris tout le monde : il était un roc, un battant qui a conservé le sourire jusqu’à son basculement causé par un incident supplémentaire : d’un jour à l’autre il disparu de son établissement.
L’épuisement professionnel est fourbe : il se cache, avance dans l’ombre, souvent nié, négligé ou méprisé par ses victimes potentielles elles-mêmes.
4/ L’expérience syndicale.
Les délégués syndicaux sont parfois sollicités par les collègues en difficulté. Il faut pour cela que ces derniers aient au préalable franchi l’obstacle d’une honte très banale lors des phases de fragilisation. Dans un monde professionnel où est vantée l’efficacité des innovations pédagogiques, il faut une solide assise pour oser affirmer : « quant à moi, je n’y arrive pas avec cette classe », à moins que ça ne soit « je n’y arrive plus », tout court.
Se confier à un délégué syndical implique de lui faire confiance : on trouve là toute l’importance de la garantie de confidentialité offerte par devoir déontologique et de la certitude de l’absence de jugement de valeur. Le délégué syndical est avant tout un collègue qui sait les difficultés des métiers de l’enseignement, les éprouve lui-même, et par conséquent est à même de les comprendre.
Il est très important de le préciser : un délégué syndical n’est pas un professionnel de santé. Il ne peut que partager son expérience, présenter des possibilités d’intervention, proposer sa présence lors d’entretiens pour casser un huis clos souvent terriblement malsain avec des chefs d’établissement ou des familles. Il est un tiers institutionnel muni d’un statut social reconnu par la hiérarchie administrative qui est toujours « pour le dialogue social ». Mais surtout il peut comprendre parce qu’il est muni d’une expérience de terrain comme vous. Associé à ce tiers, vous êtes de fait dégagé de l’isolement. Parfois, le simple fait de dire qu’on a demandé les conseils et l’aide d’un syndicat suffit à résoudre une difficulté, à bloquer la mise en route d’une machine infernale.
Dans ce genre de situations, le rôle du délégué syndical est avant tout de rompre l’isolement. Mais dans ce genre de situations, il faut absolument recommander l’expertise et les conseils du médecin traitant. Lui seul évaluera correctement le degré effectif d’impact sur la santé et le niveau effectif de dangerosité de la situation professionnelle.
Simplement fragilisé au travail, ou plus gravement, harcelé, on n’est pas malade, mais on risque de le devenir. La situation est dangereuse et potentiellement grave. Il y a des consultations médicales à visées prophylactiques qu’il ne faut pas hésiter une seconde à solliciter.
S’ouvrir à son médecin de ce genre de difficultés revient aussi à s’ouvrir sur l’extérieur, et à rompre l’isolement, c’est-à-dire à éviter l’enfermement. Selon notre expérience, c’est un pas à franchir sans hésitation.
5/ Les besoins vitaux
Être reconnu pour ce qu’on fait et se reconnaître dans ce qu’on fait est une nécessité : les professeurs ne font pas exception.
Sans ces reconnaissances, le sentiment d’accomplissement personnel se dégrade : la non reconnaissance de l’effort consenti, de l’expérience, de la compétence, le vécu d’inachèvement et l’insatisfaction dans les tentatives d’accomplissement de « missions impossibles » mènent à la fatigue, la culpabilisation, l’auto-dévalorisation.
Si à ce tableau s’ajoutent des confrontations au déni de perception du réel par l’encadrement, la situation est extrêmement nocive. Elle aboutira immanquablement au désespoir, puis à l’épuisement professionnel, plus ou moins rapidement selon la vitalité de chacun.