Tribune
Éloge de la classe
En défense de la dimension collective des apprentissages
L’une des modifications les plus importantes de la dernière réforme du baccalauréat a été l’instauration en 1ère et en Terminale générale d’une nouvelle structure des enseignements, avec la disparition des séries, remplacées par un tronc commun complété par des enseignements de spécialité (3 en 1ère, de 4h hebdomadaires chacun, puis 2 seulement en Terminale, de 6h chacun). Le choix des élèves a été augmenté, puisqu’au lieu de choisir une série, et une ou plusieurs options dans cette série, les élèves peuvent combiner, la plupart du temps à leur guise, les enseignements de spécialité qu’ils souhaitent. Cependant, cela s’est accompagné d’une rupture du cadre traditionnel de la classe : nos élèves sont en classe entière pour certains enseignements de tronc commun (français, philosophie, histoire-géographie, enseignement scientifique, EMC), en groupes de langues en LVA et LVB, souvent en groupes également en EPS en fonction des sports qu’ils choisissent, et ils connaissent un groupe pour la spécialité A, un autre pour la spécialité B, et en 1ère, un dernier pour la spécialité C !
Autrement dit, aujourd’hui, il est rare qu’un élève de 1ère ou de Terminale générale ait cours plus de 2h par jour avec les mêmes camarades de classe. Ce changement n’a pas fait beaucoup parler de lui, les élèves s’y sont adaptés sans se plaindre, même si certains regrettent la « classe comme avant » lorsqu’on leur demande leur avis. Et pourtant, l’éclatement du groupe classe n’est pas un phénomène anodin, mais fait partie d’un air du temps que l’on pourrait résumer par le terme d’individualisation.
Individualisation… c’est le mot-clé de la nouvelle pensée libérale, celle qui a commencé à se mettre en place au début des années 80, et qui a été si bien résumé par Margaret Thatcher : « There’s no such thing as society. There are individual men and women and there are families. » (La société n’existe pas. Il y a des individus, hommes ou femmes, et il y a des familles.) Il s’agit de nier, voire de détruire, les cadres collectifs qui encadrent l’individu, le contraignant mais lui offrant aussi une forme de protection. A la place, chacun est sommé de construire son propre parcours, de faire – et donc d’assumer, ce qui est plus difficile – ses propres choix. Cette idéologie de l’individu autonome, sans référence collective, sans attaches non plus, s’est répandue dans l’ensemble des domaines de l’activité sociale : dans le monde du travail bien sûr, avec l’individualisation des rémunérations, mais aussi dans le sport, dans le domaine de l’art… Quel prix Nobel de littérature songerait aujourd’hui, comme Camus à l’époque, à dédier son prix à son instituteur, Monsieur Germain ?
L’école, avec sa nécessaire discipline, son organisation par essence collective, faisait encore obstacle à cette réification de l’individu. Mais voici qu’elle est elle aussi touchée. Les élèves ne sont pas là pour intérioriser une culture commune, pour apprendre à vivre en collectivité, pour se former en regard des besoins de la société, non ! Ils viennent à l’école pour construire leur projet professionnel, et ce dès le plus jeune âge. Orientation, orientation… Le terme est désormais matraqué, de la 6e jusqu’au baccalauréat. La réforme Blanquer avait même prévu 1h30 par semaine d’accompagnement à l’orientation, annonce (heureusement) non concrétisée, car aucune heure n’avait été budgétisée pour cela…
Au-delà de la question de principe, nous pouvons pourtant voir les nombreux dégâts de cet éclatement du cadre collectif de la classe : perte de sociabilité pour les élèves, difficultés à les responsabiliser collectivement, quasi-impossibilité de dialoguer entre enseignants d’un même élève au vu de la difficulté de savoir qui sont les autres professeurs, perte de statut des conseils de classe, de la position de délégué… Tout cela entraînant une plus grande insécurité psychique et sociale pour les élèves, en particulier les plus fragiles, et dégradant considérablement leur suivi par leurs enseignants.
Et face à ce bilan peu flatteur, que fait le gouvernement ? Il étend la logique au collège, avec des groupes de niveau dès la 6e, qui eux aussi fragilisent le groupe classe et pénalisent particulièrement les collègues de mathématiques et de Français ! Cela est malheureusement logique, et correspond à l’un des rares fils conducteurs de la politique éducative de ces dernières années.
Si nous voulons une école qui instruise par la transmission de l’héritage culturel du passé, qui soit un lieu d’apprentissage du sens du collectif dans la mesure où celui-ci est indispensable à toute véritable entreprise humaine réussie, nous devons sortir de la logique de l’élève-individu, et réhabiliter la classe, lieu par excellence de l’apprentissage.
Colin MARTET
Professeur de sciences économiques et sociales en lycée.