Analyse

Baisse des crédits et suppressions de postes à l’éducation nationale : fabrication d’une « infox »

L’annulation de près de 700 millions de crédits sur le budget 2024 de l’EN est un très mauvais signal, mais on n’est pas obligé de raconter n’importe quoi pour la dénoncer ! Action & Démocratie fait le point sur ce sujet et rappelle à ceux qui ne savent que demander toujours plus de moyens que cela ne saurait suffire à résoudre les graves problèmes qui minent en profondeur notre école.

Le 22 février 2024, un décret portant annulation de crédits à hauteur de 10 milliards a été publié au JORF. Il a immédiatement suscité une série de réactions bien compréhensibles comme chaque fois que des restrictions budgétaires sont annoncées, et en particulier dans le monde de l’éducation nationale puisque ce décret supprime 691 624 689 euros sur la mission « Enseignement scolaire » dans le PLF 2024.

La plupart des autres syndicats de l’éducation nationale ainsi que la presse spécialisée se sont empressés de dénoncer, ou le cas échéant d’affirmer, que l’amputation de près de 700 millions d’euros du budget de l’éducation nationale allait entraîner la suppression de quelques 2600 postes, certains, comme Le Café pédagogique, allant même jusqu’à évoquer 11000 postes en moins ! Alors que le Premier ministre avait annoncé en décembre, en qualité de ministre de l’éducation nationale, la création de 2137 postes pour mettre en œuvre les mesures censées produire un « choc des savoirs », une suppression de quelques 2600 postes décidée à peine deux mois plus tard était en effet incompréhensible et illogique. Sauf qu’une telle suppression n’existe pas.

En réalité, ledit décret, en application de l’annonce de 10 milliards d’économies par l’État faite par le ministre Bruno Lemaire quelques jours avant, se borne à énumérer, missions par missions, les autorisations d’engagement annulées pour 2024 ainsi que les crédits de paiement correspondants, également annulés.

Pour l’éducation nationale, et plus exactement sur le budget consacré à l’enseignement scolaire qui s’élève à près de 87 milliards (exactement 86 937 330 888 € au PLF 2024, en hausse de 5,31% par rapport au budget précédent), les autorisations d’engagement (AE) annulées pour 2024 représentent donc moins de 1 % (0,80% environ), de telle sorte que l’augmentation initiale du budget ne sera plus que de 4,52% au lieu des 5,31% annoncés. On peut le déplorer et juger que cela n’est pas suffisant, mais force est de constater qu’il ne s’agit pas d’une diminution nette comme certains veulent le faire croire, et encore moins d’une suppression de 11 000 postes comme le Café pédagogique en a lancé la rumeur, aussitôt relayée par des syndicats dont la crédibilité est devenue nulle bien qu’ils aient encore une majorité des voix aux élections professionnelles, ce qui est un vrai problème.

Et ce n’est pas tout. Le décret du 21 février 2024 détaille en effet les postes budgétaires (missions) et le titre des dépenses consacrées à l’enseignement scolaire concernés par ces annulations de crédit. Chaque poste du budget de l’État consacré à l’enseignement scolaire correspond à une mission et porte un numéro : 140 pour l’enseignement scolaire public du premier degré, 141 pour l’enseignement scolaire public du second degré, 230 pour la vie de l’élève, 139 pour l’enseignement privé du premier et second degré, 214 au titre du soutien à la politique de l’éducation nationale, 143 pour l’enseignement technique agricole.

Prenons un exemple. Dans le PLF 2024 était prévu, au poste 141 des dépenses relatives à l’enseignement scolaire public du second degré, un budget total de 38 424 611 769 € (en hausse de 5,40% par rapport au budget antérieur). Ce budget correspond aux dépenses de personnel (titre 2) à hauteur de 37 957 464 193 €, aux dépenses de fonctionnement (titre 3) à hauteur de 73 347 414 €, et enfin aux dépenses d’intervention (titre 6) à hauteur de 393 800 162 € (à noter qu’en 2024, ces dépenses d’intervention sont en hausse faramineuses de 557,86 % !).

Le décret précité supprime 123 492 919 € au poste 141, dont 87 288 861 € au titre 2 correspondant aux dépenses de personnel. A ce stade, il n’est cependant pas possible de dire où ces 87 et quelques millions vont être prélevés puisque le poste 141 se répartit lui-même en 13 sous-postes, dont certains pèsent énormément et de manière inattendue compte tenu des résultats de la mission correspondante (les crédits affectés à la formation des personnels enseignants du second degré notamment…), conformément au tableau ci-dessous :

En dépit de cela, l’auto-proclamé organe de presse dénommé Café pédagogique prétend que « dans le second degré public, 123 millions sont annulés dont 87 en titre 2, soit 1740 postes d’enseignants », ce qui est bien évidemment faux puisque les emplois rémunérés au titre 2 de ce programme ne sont pas exclusivement des emplois d’enseignants, comme le montre également ce tableau :

 

A vrai dire, il est impossible d’affirmer que des postes d’enseignants vont être supprimés par ces 87 millions d’AE annulées pour la bonne et simple raison que les dépenses de personnel (titre 2) correspondent à des ETPT et non à des postes. Or le PLF exprime à cet égard des « plafonds d’emploi », ce qui ne correspond pas forcément à des emplois effectifs ni a fortiori à des postes. Ainsi, pour le titre 2 du programme 141 (environ 38 milliards au PLF 2024 – dépenses comprenant non seulement la rémunération de l’activité (à hauteur de quelques 22,3 milliards) mais aussi les cotisations et contributions sociales (pour 15,3 milliards) et 236 millions de prestations sociales et allocations diverses), le plafond d’emplois est de 451 353 ETPT au total, répartis de la manière suivante :

En d’autres termes, le Café pédagogique n’est pas fondé à prétendre que l’annulation de 87 millions d’euros de crédit sur un poste dont le montant total s’élève à 38 milliards va entraîner la suppression de « 1740 postes d’enseignants », et le ministère a d’ailleurs beau jeu de répliquer qu’aucune suppression de poste n’est envisagée en conséquence de ces crédits annulés car ce n’est pas du tout ainsi que les choses se passent.

Mais prenons un exemple encore plus concret. Dans un collège de Witry-lès-Reims, il n’y avait pas cours de physique pour plusieurs classes depuis la rentrée, « l’enseignant prévu » s’étant « rétracté » la veille de la rentrée selon le principal de ce collège, et toutes les tentatives de recrutement ultérieures ayant à leur tour « capoté ». Et voilà que fin février, le rectorat est tout content d’avoir enfin trouvé un contractuel qui va pouvoir assurer l’enseignement de physique-chimie pour les 15 semaines restantes d’une année scolaire qui en comporte… 36 et dont les 21 premières se sont effectuées sans cet enseignement ! Sauf que l’ETPT correspondant était bel et bien prévu au budget. En d’autres termes, il ne suffit pas qu’il y ait des postes pour que les emplois soient occupés, et il ne suffit pas davantage qu’un contractuel soit recruté pour le dernier tiers de l’année (et l’on ne sait même pas en l’espèce pour quelle quotité) pour que l’on puisse en déduire que la part d’ETPT non consommée qui sera déduite du budget au titre 2 corresponde à un poste supprimé puisque ce n’est formellement ni matériellement pas exact.

En revanche, ce que montre cet exemple, et l’on pourrait en trouver des centaines ou des milliers de même genre, c’est que le vrai problème n’est pas d’avoir des postes ou un support budgétaire en ETPT suffisants, mais d’avoir des enseignants, des gens en chair et en os, compétents et volontaires. Bref, le vrai sujet n’est pas la prétendue suppression de postes engendrée par une diminution certes critiquable, certes condamnable, mais somme toute mineure et indolore, du budget de l’enseignement scolaire, le vrai sujet est la crise profonde, grave et devenue quasi structurelle d’une profession si maltraitée qu’elle risque dans pas longtemps de n’attirer que des incompétents. La question du recrutement et de la formation des professeurs est la seule question qu’il faut poser et traiter de manière sérieuse car dès que l’on a pu mettre d’excellents professeurs devant des élèves et qu’on leur fiche la paix, le reste suit.

 

Pour en savoir plus sur le budget de l’enseignement scolaire avant de raconter n’importe quoi par facilité, voir ici : https://www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024/le-projet-de-loi-de-finances-et-les-documents-annexes-pour-2024/budget-general-2024/enseignement-scolaire