Education nationale en état de péril imminent !

Déclaration préalable – Conseil supérieur de l’éducation – séance du 27 mai 2021

Monsieur le ministre, mesdames et messieurs, chers collègues,

Aucune déclaration ne pourra suffire à faire prendre conscience d’un désastre à ceux qui ne veulent rien entendre et s’obstinent depuis tant d’années à regarder ailleurs.

Cependant, la session 2021 du baccalauréat, en raison de ses modalités ubuesques, semble enfin ouvrir les yeux à beaucoup qui les tenaient bien fermés : entre des épreuves de spécialité annulées au dernier moment au lieu d’être reportées et éventuellement aménagées, le poids extravagant accordé à un très improbable contrôle continu qui ne présente en outre aucune garantie, une épreuve orale à l’évaluation des plus arbitraires et à laquelle nul n’a pu se préparer sérieusement, et pour finir cette « vraie-fausse » épreuve de philosophie qui met vent-debout l’ensemble de la profession concernée et au-delà, on commence à se dire que rien ne va plus dans cette maison. Il ne s’agit là pourtant que de la pointe émergée de l’iceberg : ajoutons-y les résultats calamiteux de nos élèves aux évaluations internationales ; la multiplication des violences envers les personnels ; les suicides, dépressions et autres « burn-out » parmi ces derniers ; pour ne rien dire de la dégradation ininterrompue de leurs conditions de travail ou de la numérisation à marche forcée et aux effets si délétères ; sans omettre évidemment la dévalorisation constante des métiers de l’éducation si mal rémunérés. La situation est extrêmement préoccupante et il est temps d’ouvrir les yeux sur une réalité qui dérange car les choses ne peuvent continuer ainsi.

Qu’on ne s’y trompe pas d’ailleurs, l’épidémie dite de Covid19 n’y est pas pour grand-chose et n’aura finalement elle-même été que l’occasion d’accélérer un processus déjà engagé depuis un certain temps : à coup de protocoles kafkaïens par-ci, de nouvelles obligations professionnelles par-là, et surtout de décrets qui, sans le moindre égard pour la nature des choses, ont pour seule vertu de soustraire au Parlement, et par conséquent à la Nation, des transformations profondes qu’on impose à l’institution contre l’avis des agents, au point que la voici désormais défigurée, et avec elle le moral des personnels au plus bas.

A force de promettre la réussite à tous du matin au soir par démagogie, et de faire de la bienveillance un impératif catégorique, en qualifiant ainsi, soit dit en passant, ce qui n’est souvent qu’une forme de laxisme, le ministère, et les organisations qui l’encouragent dans cette voie, ont en réalité fini par rendre impossible l’exercice du métier d’éducateur : sur le terrain en effet, il n’est désormais plus possible à tel enseignant de mettre aux travaux indigents les notes qu’ils méritent sans qu’on lui reproche de faire obstacle à la réussite des élèves ; il n’est plus possible à tel autre d’aborder certains sujets sans qu’il se fasse accuser de froisser la sensibilité des uns ou des autres ; il n’est plus possible à tel autre de sanctionner les comportements inappropriés sans passer pour un piètre agent dépourvu d’autorité ou incapable de se faire respecter ; tel chef d’établissement n’ose plus prendre la défense d’un personnel mis en cause pour un oui ou pour un non de peur de provoquer l’ire des familles ; tel inspecteur général se permet de désavouer un professeur en préconisant à un recteur la remontée mécanique des notes dans Parcoursup pour acheter la paix sociale dans l’établissement concerné ; aucun professeur ne peut plus donner de devoir à la maison tant le plagiat s’est répandu ; les moyennes trimestrielles sont de plus en plus élevées alors que chacun constate l’effondrement du niveau et ne manque jamais de s’en plaindre ; les programmes et instructions, de plus en plus déconnectés des réalités, sont encombrés d’un jargon pseudo-scientifique qui fait injure à l’intelligence, au point qu’on leur préfère des manuels qui pour la plupart ne valent guère mieux ; presque tous se résignent à faire de la figuration dans une école devenue un vaste village Potemkine où ceux qui ont encore quelques idéaux et exigences sont montrés du doigt comme des déviants, des psychorigides nostalgiques d’un temps révolu, quand on ne déclenche pas contre eux des procédures disciplinaires aux effets dévastateurs en se servant des prétextes les plus futiles. Car tel est bien l’envers du décor : derrière l’extrême bienveillance à l’égard des élèves, qui est devenue la règle, se cache une froide maltraitance envers les personnels, laquelle est systématique en dépit des annonces qui ont été faites et des engagements qui ont été pris, Monsieur le ministre, mais qui restent le plus souvent lettre morte tant les habitudes acquises sont ancrées.

Il est grand temps d’ouvrir les yeux sur cette réalité qui dérange. Hélas, l’ordre du jour de la séance du 27 mai 2021 du Conseil supérieur de l’éducation montre qu’ici du moins, on n’en prend pas du tout le chemin ! Comment ose-t-on en effet soumettre à notre appréciation aujourd’hui un projet de décret censé modifier l’organisation d’épreuves du baccalauréat qui auront lieu dans à peine quinze jours ? Quel mépris envers le travail des élèves et de leurs professeurs révèle un tel calendrier, alors que de telles décisions pouvaient et devaient être prises depuis plusieurs mois déjà ! Comment d’autre part a-t-on osé concevoir une disposition aussi contraire à tous les principes qui fondent l’institution scolaire, que celle consistant à maintenir une épreuve tout en annonçant par avance que, si la note obtenue ne convient pas au candidat, il pourra bénéficier de sa moyenne annuelle en lieu et place de celle-ci ? Autant demander à chaque candidat la note qu’il désire et la lui donner, au point où l’on en est ! Mais le plus grave, parce que cela rend possible de telles aberrations, n’est-ce pas que notre instance en vienne à examiner de telles dispositions, si contraires au bon sens et à tout principe éducatif, et cependant inscrites dans des projets de décret et d’arrêtés qu’on devrait en vérité avoir honte de soumettre à notre avis ! Il ne faudra pas s’étonner que l’anomie gagne tous les niveaux de l’institution si nous ne sommes même pas capables, au sein du Conseil dit « supérieur » de l’éducation, d’exiger et d’obtenir le retrait de l’ordre du jour de textes tellement incongrus et insensés qu’ils n’auraient même jamais dû y figurer. Et, parce que l’anomie est une des prémisses de la violence, il est temps aussi, mesdames et messieurs, que chacun prenne enfin ses responsabilités. Tous sont ici probablement animés des meilleures intentions et défendent avec conviction une certaine conception de l’école selon leur propre idée du bien ; la confrontation de ces conceptions pourrait donner lieu à des débats intéressants si nous en avions le loisir, mais voilà, la réalité évoquée précédemment nous l’interdit et réclame plutôt que, mettant de côtés nos divergences, nous prenions en commun l’arrêté de péril imminent qui est rendu indispensable par la situation et l’état présent de l’école.

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