Le baiser de la mort de Jean-Michel Blanquer à la philosophie Pourquoi tant de haine ?
La philosophie a toujours un statut à part dans l’imaginaire scolaire autant que dans l’institution : ce fut longtemps la première parmi les épreuves écrites du baccalauréat et cette épreuve constitue depuis toujours un consternant marronnier journalistique. Le journal de 13h ouvre invariablement les titres avec l’énoncé des sujets proposés, l’interview des candidats, les pseudo-corrigés de pseudo-experts et les commentaires impressionnés des journalistes dont on a souvent l’impression qu’ils font parler leur traumatisme passé.
Lors de la réforme du lycée et du baccalauréat voulue par Jean-Michel Blanquer, ce dernier affirma qu’il la tenait en si haute estime qu’il lui réservait une place de choix. Nous aurions pu croire, à l’entendre, qu’elle retrouverait sa place de reine des sciences. Mais il ne s’agissait que de rhétorique. La réforme a en effet fait disparaître la filière qui mettait véritablement la philosophie à l’honneur en lui offrant un horaire (8 heures) permettant d’approfondir dignement les notions et les exercices, pour ne laisser qu’un horaire étique (4 heures pour une matière qui n’est enseignée qu’en terminale) avec un programme toujours aussi touffu. La philosophie a donc subi, certes avec retard, le même traitement que la plupart des disciplines : au savoir et au savoir-faire, on a préféré le saupoudrage et la découverte : le tourisme scolaire a remplacé l’instruction ici aussi.
La nouvelle spécialité, HLP (Humanités, Littérature, Philosophie), qui était censée permettre l’approfondissement, se révèle une parfaite escroquerie intellectuelle : un programme digne de l’agrégation avec un horaire à peine suffisant pour comprendre l’intitulé de la discipline, et des exercices dont la description officielle trahit l’indifférence de l’institution. On a voulu faire croire qu’il restait quelque chose des Humanités (en intégrant le mot à l’intitulé) au moment même où on les sacrifiait complètement. Les Humanités consistaient à se confronter en profondeur aux grands textes de la tradition occidentale, grecs, latins et français, notamment ; HLP consiste à survoler des extraits, souvent traduits, pour donner sur eux un avis qui ne peut jamais dépasser la simple opinion. Le contraire de la classe de philosophie donc.
La preuve avancée par Jean-Michel Blanquer de la place de choix qu’il réservait à la philosophie était qu’elle serait la seule discipline à avoir le privilège d’un examen final. In cauda venenum, enseignait l’ancienne rhétorique : nous aurions bien dû nous méfier. Placer l’épreuve en fin d’année, avec un coefficient ôtant à l’épreuve tout enjeu, ce n’était pas lui faire beaucoup d’honneur, c’était seulement lui conserver sa vertu anxiogène, sans que cette anxiété ne soit corrélée au moindre enjeu. En effet, 80% de la note finale sera déjà décidée par le contrôle continu, et l’épreuve de philosophie ne pourra venir influer sur cette note qu’à hauteur de 8%. L’enjeu ayant disparu, il restera donc l’anxiété. Voilà un curieux moyen de faire aimer une discipline qui suscite déjà de nombreux fantasmes et beaucoup d’appréhension chez les lycéens…
Comme si cette situation ne contenait pas assez de mépris pour notre travail, la décision de maintenir l’épreuve écrite, de nous imposer la correction de nombreuses copies (entre 120 à 150 par correcteur en moyenne) tout en annonçant que cette correction n’aura finalement aucun effet sur les résultats puisque les notes annuelles remplaceront automatiquement la note de l’épreuve si elles leur sont supérieures, apparaît comme un geste qui relève de l’insulte la plus cinglante et du mépris le plus profond. En effet, le ministre de l’éducation nationale lui-même se permet d’annoncer que la note retenue pour l’épreuve ne sera pas forcément celle de la copie d’examen, mais la meilleure entre celle de l’examen et celle obtenue pendant l’année ! On se pince pour vérifier qu’on ne rêve pas !
Et quelle désinvolture envers le travail des correcteurs ! Rappelons que le temps de correction pour une copie est en moyenne de 45 minutes et que, avec 120 copies en série générale à corriger en une dizaine de jours, cela représente tout de même quelques 90 heures de travail, d’attention soutenue et de lecture scrupuleuse. Il faut donc se représenter que nous passons entre 8 et 9 heures par jour à lire des copies où la langue écrite, la logique et les connaissances élémentaires ne sont que rarement maîtrisées, ce qui est une épreuve bien plus longue pour nous, les correcteurs, que pour les élèves qui n’auront passé que 4 heures au plus à peiner sur leurs copies. Cette épreuve se justifiait cependant jusqu’à aujourd’hui par le fait que nous participions ainsi à ce rite qui consistait à valider, par notre notation, un niveau de culture minimum obtenu. On nous annonce désormais que nous allons peiner, mais qu’au cas où nous jugerions que le candidat est inapte, sa moyenne annuelle (qui comprend des contrôles de connaissances, et non seulement des exercices dits « type bac », et qui est très variable d’un endroit à l’autre soit dit en passant) prévaudra.
Imaginons un commissaire aux comptes qui vérifierait les comptes d’une entreprise et qui ne serait payé que si ces comptes donnent une image avantageuse de l’entreprise, quels que soient la peine et le temps consacrés à ce travail. Ne serait-il pas tenté soit d’ignorer la réalité de la situation financière de l’entreprise, pour être payé, soit de travailler sérieusement et de n’être pas payé, soit, plus certainement de changer de métier ? C’est mutatis mutandis la situation dans laquelle nous met le ministre. Soit nous mettons la note que mérite la copie et si cette note est mauvaise, nous l’aurons d’une certaine façon corrigée pour rien ; soit nous mettons une note flatteuse, mais alors nous mentons au candidat, à la nation et à nous-mêmes.
Oter tout sens aux missions qu’on impose à ses employés et exercer sur eux une forte pression pour qu’ils les accomplissent avec conscience entre dans la liste des opérations qui constituent le harcèlement moral. On peut cependant se demander si le but de l’opération, en plus de permettre à un ministre de ne pas perdre la face devant l’opinion publique (voilà une mission de l’institution assez nouvelle), n’est pas soit de forcer les professeurs de philosophie à trahir leur mission et leur conscience, soit de les conduire à participer à l’élimination de leur discipline en se montrant sévères et justes.
Voilà des années qu’on fait croire aux élèves qu’ils ont un bon niveau et que l’enseignement supérieur leur révèle combien on leur a menti. Cette décision ministérielle est un pas de plus dans l’ignominie qui consiste à sacrifier les élèves, en se souciant moins de leur enseigner des contenus, des méthodes et en s’assurant qu’ils maîtrisent la langue et savent penser par eux-mêmes, que de leur offrir des diplômes en sucre qui ne les préparent ni aux études supérieures, ni au monde du travail, ni au métier de vivre en homme et en citoyen.
Cyril de Pins
Professeur agrégé de philosophie
Co-Président d’Action et Démocratie pour l’académie de Lyon