L'enseignant, cet employé
Qu'est-ce qu'un dispositif gestionnaire ? Un cas d'école
Des vagues de réformes, en moins d’une année, ont déferlé sur le lycée comme jamais : redéfinition des filières et des enseignements fondamentaux en un système modulaire ; suppression du baccalauréat comme examen national et introduction d’un contrôle continu ; mise en place de la sélection à l’université et d’un attirail d’heures et de tests dédiés à l’orientation.
Les « vieux briscards » ponctueront, indifférents : « Et une réforme de plus ! ». Mais l’habitude a ce défaut de mettre trop hâtivement de côté ce qui mérite une analyse plus profonde. Car voilà bien une nouveauté politique : on instaure de nouveaux dispositifs[1] dont on dissimule massivement les intentions. Les réformes qui concernent le lycée ne sont pourtant pas d’ordre pédagogique : elles sont clairement de nature idéologique. Ainsi, voilà qu’au moment même où l’on réforme le lycée, des batteries de mesures viennent modifier le statut des enseignants. Il y a celles dont le ministère actuel hérite, comme la mise en retrait des inspecteurs au profit des chefs d’établissement dans les processus d’évaluation. Et il y a celles dont nous ne mesurons pas encore l’importance et qui, pourtant, nous engagent sur un chemin irréversible, celui où nous cesserons d’être des enseignants pour devenir des employés : l’introduction d’un système de primes (indexés à des grilles d’évaluation dont les items pourront varier « au cas par cas ») ; l’explosion du nombre de contractuels (déjà 20% dans l’éducation nationale) et la diminution des places aux concours ; la réforme du recrutement et de la « formation » (le concours n’aura plus aucune valeur pour la validation, tout est en train de passer entre les mains de « formateurs » déconnectés des enseignements disciplinaires) ; la suppression des Académies et leur centralisation ; l’introduction des « ressources humaines » qui conduira, du fait du grand nombre de contractuels, à des recrutements directs par les chefs d’établissement…
L’ensemble des mesures répond, en définitive, à une seule injonction : définir les services publics sur le modèle des services marchands. Ceci implique l’introduction de méthodes et de dispositifs qui garantissent que les acteurs adopteront des comportements conformes à cette nouvelle logique. La mise en concurrence des établissements et des « agents » est donc la clé de voûte de ce nouveau système. Et la concurrence ne serait qu’un vain mot sans ses dispositifs d’évaluation qui permettent de comparer, hiérarchiser et instaurer des « bonnes conduites ». La culture du résultat est déjà là sans qu’on ait besoin de la nommer, et il ne faut qu’un pas pour que les évaluations des élèves ne deviennent celles de leurs professeurs, ou même ne deviennent l’index qui ajustera leur salaire.
La dénaturation des missions de service public n’est pas une nouveauté de ce quinquennat. C’est presque déjà une vieille antienne puisqu’il s’agit, en vérité, de ce que les gestionnaires nomment eux-mêmes « une restructuration ». Les accointances entre M. Blanquer et le think-tank d’inspiration néolibérale Institut Montaigne ne font pas mystère : c’est dans le cadre de cette collaboration qu’il a écrit son livre, Agir pour l’école. Or, ce même Institut est aussi celui qui s’attache à fournir les analyses stratégiques pour organiser ces restructurations.
Ce qui est en train d’advenir dans l’Education Nationale coïncide parfaitement avec ce qui s’est passé à France Télécom, dans l’hôpital public ou à l’Université : à France Télécom, le recrutement massif des contractuels a permis de briser les cultures de travail, d’instaurer des rapports hiérarchiques puissants et de dévaloriser les fonctionnaires recrutés par concours ; à l’hôpital, la logique de rendement, l’évaluation par « objectifs » et la logique des « performances » ont dénaturé le sens des actes médicaux et la prise en charge de certains patients, au risque d’encourager des actes éloignés de l’éthique au cœur de ces métiers ; à l’université, la concurrence entre les laboratoires et le culte de la publiométrie ont modifié les pratiques de recherche : on cherche l’article, on abandonne l’œuvre.
Exemples succincts et partiels qui laissent de côté la captation massive des budgets par les pôles jugés les « plus performants » ou tout simplement par le secteur privé. Ainsi en sera-t-il au lycée demain, car il n’y a pas de raison que ces réformes inspirées de la sociologie des organisations, ne produisent pas dans notre secteur les mêmes effets qu’ils ont produits ailleurs. Et l’on pourra toujours objecter que l’éducation ce n’est pas France Télécom ni l’hôpital, mais quand les premiers suicides sur les lieux de travail viendront révéler la violence intrinsèque à ces modèles de gestion des « ressources humaines », on regrettera peut-être de n’avoir pas eu le courage de s’élever et d’opposer à ce massacre les valeurs et le sens de notre métier.
Gabriel PEREZ
[1] Sur la notion de « dispositif gestionnaire », cf. article ci-dessous.
Gabriel Perez est professeur de philosophie, chargé de la prévention des risques psycho-sociaux dans un syndicat de l’enseignement privé. Il vient de publier dans la dernière livraison des Cahiers de l’Institut d’études lévinassiennes consacrée au travail une analyse de la révolution qui se déploient au moyens des dispositifs gestionnaires sous le titre : Qu’est-ce qu’un dispositif gestionnaire ? Nous en reproduisons ci-dessous quelques extraits significatifs (NDLR : cet article date de 2018 et a été publié dans Le Pari de l’intelligence, numéro 1, pp. 19-22)
Qu'est-ce qu'un dispositif gestionnaire ?
Extraits
L’ère gestionnaire
« L’objet de notre réflexion n’est pas de retracer la généalogie intellectuelle de cette force politique. Il ne s’agit pas de retrouver, dans le cadre de la philosophie politique, les théories du droit ou de la gouvernance qui inspirent les grandes écoles d’administration publique ou les écoles de commerce.
Il s’agit, cette fois, de faire le chemin inverse et de s’intéresser non pas au droit, mais aux pratiques, à celles-là même qui se déclinent de façon effective depuis trente ans, de France Télécom à la Poste, des universités à la SNCF, de l’hôpital public à la loi ORE du lycée, de l’audiovisuel public aux tribunaux : ces bouleversements majeurs que la novlangue managériale minimise avec ses éléments de langage : « restructurations », « modernisations », « flexibilité », « déploiement de la synergie »… Il ne s’agit pas ici de faits politiques marginaux ou cantonnés à une logique locale. Il s’agit, au contraire, de faits politiques majeurs en tant qu’ils redéfinissent le rôle de l’Etat, ses fonctions, le sens du travail et la composition sociologique des travailleurs.
Pour les lecteurs attentifs de l’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville, on sait combien la transformation des corps et des classes est porteuse des grands bouleversements politiques. Tocqueville montre, en effet, que dès lors que la noblesse d’épée fut concentrée à Versailles et que la noblesse roturière de robe la remplaça dans les territoires, la Révolution était faite : un Etat centralisé était constitué et une nouvelle classe avait pris le pouvoir. L’enseignement de Tocqueville est le suivant : la Révolution est d’abord dans les structures sociales. Les événements révolutionnaires ne sont donc pas un moment initial : ils sont, à l’inverse, le terme d’un long processus de transformations sociales. L’analyse de ces structures – et ici des structures des entreprises et des services publics – est donc essentielle pour comprendre que le monde de demain est déjà là : les Révolutions ont lieu lorsqu’elles ont déjà eu lieu. Il faut apprendre à regarder au bon endroit. »
[…]
« Si donc il y a révolution – ou contre-révolution – il faut alors identifier comment elle interprète les thématiques révolutionnaires classiques de la nouvelle société et celui de l’homme nouveau. C’est peut-être là un angle mort de l’analyse politique et philosophique : quel est cet homme que le néolibéralisme veut faire advenir ? Par quelles actions concrètes est-il en train d’y parvenir ? Car il ne suffit pas de redéfinir philosophiquement les catégories politiques et anthropologiques pour que les discours conceptuels soient suivis d’effets : il faut encore penser et déployer des modalités concrètes. C’est le réel du néolibéralisme qui retient ici notre attention, loin des confiscations juridiques et institutionnelles : comment façonne-t-on un homme néolibéral et quel est le théâtre de ces transformations ?
Voici notre analyse : le lieu vers lequel notre regard doit se tourner pour débusquer et déterminer le lieu privilégié de l’anthropologie néolibérale, c’est le travail. Telle est, selon nous, la scène inaugurale où les forces surgissent, se structurent, défont et font l’Histoire. »
[…]
De l’ergonomie aux dispositifs gestionnaires
« Par « travail », il ne faut pas entendre la définition qu’en donne l’ergonomie. Celle-ci définit le travail par ses enjeux à la fois technico-organisationnels, économiques et sociétaux – au sens où « l’on ne cherche pas seulement à adapter les hommes au travail, mais à adapter le travail aux hommes »[1]. Les problèmes de l’ergonomie sont ceux des tâches à réaliser, de la bonne prescription par rapport aux contraintes réelles, des postures, des postes, des enjeux de santé et des collectifs de travail. En un mot, l’ergonomie demeure focalisée sur l’activité elle-même et cherche avant toute chose à déterminer les règles d’organisation qui permettent la meilleure réalisation de la tâche tout en tenant compte des contraintes :
« Tâche et activité sont les deux termes qui illustrent le mieux la vision de l’ergonomie. Associée à la notion d’opérateur ou d’agent, elle détermine non seulement le grain (aller jusqu’à l’activité, c’est-à-dire la réalisation effective de la tâche et ce qui a été déployé par l’opérateur), mais elle permet également, en distinguant la tâche de l’activité, de prendre en compte les points de vue des différents acteurs de la situation de travail. […] La résultante du couplage Opérateur x Tâche crée l’activité, c’est-à-dire le passage de la tâche prescrite à la tâche réelle. Autrement dit encore, le compromis entre la logique technico-organisationnelle et la logique du vivant »[2].
Le travail, tel qu’il est envisagé par l’ergonomie ne peut donc produire que des transformations cantonnées à la question de l’organisation des tâches et de l’activité. Il peut certes produire des modifications importantes dans les collectifs de travail, mais les effets demeurent cantonnés à cette configuration locale. Autrement dit : l’ergonomie privilégie une réflexion sur le travail lui-même, et non sur le travailleur.
Les « restructurations » qui ont eu lieu à France Télécom, à la Poste, à EDF, à l’université ou à l’hôpital public n’ont pas la même portée, ni la même signification que les « réorganisations » réalisées par l’ergonomie. Ce qui distingue la « réorganisation » de la « restructuration », c’est le savoir à partir duquel cette dernière a lieu. La sociologie du travail et la psychodynamique ont mis en évidence la nouvelle matrice intellectuelle qui redéfinit la situation de travail : il s’agit de la gestion.
La gestion ne se contente pas d’une réflexion sur l’organisation du travail. A la différence de l’ergonomie, qui s’intéresse aux postes de travail et aux tâches, la gestion s’intéresse d’abord aux hommes. Ce déplacement, identifié par la clinique de l’activité depuis bientôt une trentaine d’années, constitue une découverte fondamentale : le pouvoir de la gestion ne s’étend pas seulement à la situation de travail, mais déborde sur toutes les sphères de l’existence individuelle. Dès lors que l’accent est mis sur le travailleur et non sur le travail lui-même, la séparation entre la sphère du travail et la sphère privée est abolie. Cette colonisation de la sphère privée devient manifeste sitôt qu’elle nécessite que les pratiques sportives des individus, leur sexualité, leur recours à certaines formes de toxicomanie, ou encore leurs engagements citoyens et politiques soient directement liés, affectés conditionnés ou perturbés par les exigences du travail, comme nous allons le montrer.
Par conséquent, la gestion nous contraint à redéfinir notre champ d’analyse du pouvoir et de la domination, dans la mesure où elle ne se contente pas de la subordination propre à la situation de travail mais qu’elle cherche à l’étendre au-delà. La gestion se dévoile ainsi comme un pouvoir subtil – au sens foucaldien du terme – c’est-à-dire comme un dispositif diffus, à la fois matériel et symbolique, concret et insaisissable : comme une force de structuration et de récupération de la vie privée des individus au profit de l’entreprise.
A la lumière de la psychodynamique du travail, on comprendra la portée de la gestion : ces conséquences comportementales sur la vie privée des individus ne sont pas des dommages collatéraux de l’organisation gestionnaire. Ils sont l’objet d’une intentionnalité politique qui veut acclimater la vie entière des individus aux objectifs gestionnaires. Autrement dit : la gestion, à la différence de l’ergonomie, soutient une anthropologie politique.
C’est là un tournant majeur, lorsque la situation de travail est pensée pour modifier l’homme au travail et en dehors du travail, lorsque la vie privée est intentionnellement envahie en vue de servir des objectifs autant économiques que politiques, lorsque la situation de travail et l’homme qu’elle veut faire advenir coïncide avec les nouvelles formes de la souveraineté.
[…]
[1] L’ergonomie, que sais-je ?
[2] Ibid.
Déposséder les gens de métier et rendre les travailleurs interchangeables
Ce ne sont pas deux visions du travail qui s’affrontent, mais deux anthropologies, deux visions du collectif, deux visions de la réussite ou de l’échec au travail. Celle de la psychodynamique du travail, d’une part, qui s’appuie sur de longs travaux d’observation de la réalité du travail pour déterminer ce qui rend heureux ou malade au travail. Et d’autre part, celle de la gestion, qui cherche à rabattre l’intérêt des individus sur les intérêts de l’entreprise. A la souffrance du réel du travail s’ajoute donc la violence de la réduction gestionnaire.
Cette violence, cependant, n’apparaît pas comme telle. La gestion, en effet, a appris du taylorisme qu’on ne saurait réorganiser le travail sans rencontrer la force de résistance des travailleurs. Car réorganiser le travail, c’est redéfinir le sens et les pratiques du métier, c’est affecter les collectifs construits au fil des pratiques et leurs stratégies de défense, c’est potentiellement s’attaquer à l’investissement subjectif que chacun déploie pour réaliser au travail, avec ses croyances, ses repères et ses fragilités. La gestion s’est donc efforcée de trouver les moyens d’esquiver les résistances qui naitraient de la réorganisation du travail.
Comment la gestion parvient-elle à mettre en place ses dispositifs et à contourner les résistances des travailleurs ? Interrogation qui porte sur la stratégie pratique des gestionnaires. Et d’autre part, de quelle anthropologie politique ces dispositifs sont-ils porteurs ? Interrogation qui porte sur la finalité anthropologique des dispositifs.
[…]
La gestion est aux emplois de service ce que le taylorisme fut aux emplois industriels : une objectivation quantifiée des tâches et une dépossession des savoir-faire. Taylor, d’ailleurs, avait rencontré de fortes résistances de la part des syndicats de métier dès lors qu’il mit en place la nouvelle « organisation scientifique du travail ». A le lire, dans Les Principes d’organisations des usines (1912), l’organisation « scientifique » du travail n’aurait pour objectif que la seule rationalisation des procédés de production :
« Cet ouvrage a été écrit :
1e Pour montrer par une série d’exemples simples la perte immense que le pays subit chaque jour dans tous les actes de la vie.
2e Pour convaincre le lecteur que le remède est dans une organisation systématique et non dans une recherche d’hommes extraordinaires.
3e Pour prouver que la meilleure organisation est une science basée sur des règles, des lois et des principes bien définis ; que les principes fondamentaux d’organisation scientifique sont applicables à toutes les formes de l’activité humaine, depuis les plus simples de nos actes individuels, jusqu’aux travaux de nos grandes sociétés qui exigent la coopération la plus étudiée. »[1]
Les syndicats de métier, à juste titre, ont vu dans ce programme une véritable dépossession de leur métier. En effet, dès lors que l’activité est scindée en postes, avec des tâches chronométrées définies auxquelles il est interdit de déroger et où chacun devient responsable de sa productivité individuellement – et non plus collectivement – tous ces principes instaurent un contrôle et une quantification de l’activité qui met les ouvriers en concurrence, tout en standardisant les critères de production. Danielle Linhart, dans la Comédie humaine du travail, met ainsi en évidence comment les principes du taylorisme conduisent à une prise de pouvoir sur le métier des ouvriers :
« Il ne faut jamais perdre de vue que détenir un métier permet d’imposer des tarifs et de faire obstacle à la volonté du patron. Ne connaissant pas le métier de ses ouvriers, le patron peine à dicter sa loi. L’ignorance dans laquelle il est du temps nécessaire pour exécuter les différentes opérations du travail représente un handicap certain pour lui. La question reste d’actualité : celui qui connaît le travail dispose d’un atout de taille, et l’organisation scientifique du travail est là pour donner cet atout au patron pour le plus grand bien de tous, au nom de la morale et grâce à la science qui est présentée comme pure objectivité et neutralité »[2].
La scientificité revendiquée de l’organisation dépossède les ouvriers d’un « droit de regard » ou d’un droit de contester : les observations réalisées pour définir le poste, ses tâches et les gestes associés ne sauraient être remis en question. Le travail est standardisé et le travailleur est désormais interchangeable. Dès lors, s’opère un renversement entre patron et ouvrier de métier : ce n’est plus l’ouvrier qui peut renseigner le patron sur la façon d’exécuter une tâche, mais le patron qui enseigne et contrôle désormais les critères « scientifiques » des bons procédés.
« La direction détenant le monopole du savoir va instruire les ouvriers pour les guider dans leurs tâches, et cela s’appellera la coopération : »Cette coopération étroite, intime, personnelle entre la direction et les ouvriers est l’essence du système moderne de direction scientifique ». […] La direction n’est ni autoritaire ni arbitraire quand elle se fonde sur la science : »Dans le système de direction scientifique, le pouvoir arbitraire disparaît, car chaque problème, qu’il soit important ou non, fait l’objet d’une étude scientifique afin d’être résolu d’une façon objective, par l’application d’une loi. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que l’ancienne situation arbitraire, dans laquelle il y avait un dictateur à la tête des entreprises, qui décidait de toute chose et qui avait toujours le dernier mot, a cessé d’exister » [citation de Taylor reprise par Linhart] »[3]
Taylor – comme la gestion aujourd’hui – affirmait que ce système était « juste » pour deux raisons. D’une part, parce que cette organisation du travail était « scientifique » et donc neutre : ni l’arbitraire du patron, ni celui de l’ouvrier de métier ne viendrait fausser les lois qui régissent le travail. D’autre, part, parce que cette organisation décuple la productivité et permet une redistribution accrue des richesses : l’organisation scientifique du travail permettrait donc de réconcilier les intérêts des patrons et des ouvriers.
Ces deux thèses sont évidemment des fictions : la neutralité de la science fonctionne comme un mythe, et la réconciliation des intérêts n’est qu’un déni opposé à toutes les formes de contestation. Pourtant, ces deux arguments – neutralité de l’organisation et réconciliation des intérêts – sont aujourd’hui repris tels quels par la gestion. Celle-ci, d’ailleurs, récupère les principes mêmes du taylorisme qu’elle applique aux emplois de services, dès lors qu’elle instaure le transfert artificiel du savoir et des savoir-faire des gens de métier aux gestionnaires. En prétendant s’emparer du savoir et des savoir-faire au nom d’une gestion « efficace » – pour ne pas dire « scientifique » – la gestion renforce considérablement les rapports hiérarchiques : elle seule sait, envers et contre toute critique, ce qu’il revient de faire et de quelle manière procéder. Pour reprendre une expression chère à Foucault : la parole des travailleurs sur leur propre activité se transforme en un « discours assujettis ».
La gestion, cependant, introduit une nouveauté : si le taylorisme s’appliquait essentiellement aux emplois peu qualifiés dans l’échelle sociale, la gestion, elle, s’étend jusqu’aux métiers les plus qualifiés. Comme le souligne Yves Clot dans le Travail à cœur, depuis le « plan hôpital 2007 », des nouvelles normes de gestion sont venus encadrer les pratiques des médecins-praticiens. Celles-ci articulent une logique de rendement et de productivité à la prescription de « bonnes pratiques » qui doivent ordonner jusqu’aux actes des chirurgiens :
« La tarification à l’activité (T2A) est le nouveau mode de financement des établissements de santé français. Elle définit le prix d’une hospitalisation servant de base de remboursement. C’est un cadre unique de facturation et de paiement des activités hospitalières, dans lequel l’allocation des ressources est fondée à la fois sur la nature et le volume des activités. Il est ainsi possible qu’un hôpital soit encouragé à pratiquer ou délaisser tel ou tel acte pour améliorer son financement. Ce sont désormais les recettes issues des activités hospitalières qui vont déterminer les dépenses et non l’inverse. […] En 2006, la Mission nationale d’expertise et d’audit hospitaliers a publié un Recueil des bonnes pratiques organisationnelles observées. […] La MEAH a établi des indicateurs quantifiés et des ratios de performance, permettant aux acteurs de « mesurer leur » performance et de se faire une idée de leur fonctionnement, de comprendre immédiatement la nature de leurs problèmes. Les indicateurs mesurent, en chirurgie, le « temps de mise à disposition d’une salle » (TMD), le « temps de vacation offert » (TVO) au praticien ; le « temps réel d’occupation des salles » (TROS), en rapport avec des ratios de performance. Des préconisations sont faites en matière d’organisation pour améliorer la productivité du bloc au regard de ces indicateurs et ratios » [4].
On l’aura compris : la gestion est aux emplois de service ce que le taylorisme fut aux emplois industriels, une véritable négation des pratiques façonnées par l’expérience et le temps, et la mise en place de dispositifs de contrôle. Mais à la différence du taylorisme, la gestion ne se limite pas à redéfinir les emplois les moins qualifiés : elle s’immisce autant dans des métiers que l’on pensait à l’abri de toute forme protocolaire, comme le corps des médecins.
Le « bon médecin », du point de vue gestionnaire, ce n’est pas celui qui développe des aptitudes personnelles et par l’expérience ; ce n’est plus le maître de ses décisions et de ses diagnostics ; c’est est celui qui satisfait aux ratios de productivité et qui souscrit aux étapes d’un protocole. La gestion redéfinit donc : les finalités du métier (rendement de l’acte hospitalier), les critères de qualité (remplacés par des ratios quantitatifs) et les pratiques des agents (le médecin est soumis à une quantification de ses actes dans le temps).
Et l’on ne peut être que stupéfait devant la passivité de tous ces gens de métier, des cadres supérieurs aux médecins, qui se soumettent à ce nouvel ordre avec peut-être plus de servitude que les ouvriers d’autrefois face au taylorisme galopant. Car, qu’on ne s’y trompe pas : la gestion génère nécessairement une négation des critères de qualité élaborés par le collectif de métier. Les intérêts des gestionnaires et ceux des médecins sont probablement irréconciliables. Choisir de satisfaire aux critères de la gestion, c’est nier l’activité déontique au fondement du métier, c’est même nier parfois l’éthique même du métier. C’est donc préférer la « performance du service » au détriment de la santé des patients. Christophe Dejours, il y a peu, relatait dans un de ses cours au CNAM l’observation suivante : des médecins et des infirmières du service réanimation étaient réunis autour d’un jeune patient d’une trentaine d’année dans le coma. Le réveil était évidemment incertain. Or l’équipe médicale n’était pas inquiète du sort du patient : elle se mit à plaisanter comme on utilise le rire pour déréaliser la gravité d’un propos. Car ce garçon, dirent-ils, c’était potentiellement « un rein, un foie, un poumon », une somme d’organes considérables pour réaliser des greffes. Et les greffes et les dons d’organes ? Ce sont l’explosion des performances du service dans le système de points gestionnaire… On peut donc, même en réanimation, sacrifier l’éthique aux objectifs de la gestion.
Cynisme marginal ou structurel ? Voilà, en tout cas, que ce n’est plus la seule qualité du travail qui est en jeu : mais l’éthique même, le sens moral ou ce qu’il en reste. La gestion fonctionne comme un révélateur chimique : elle permet de tester ce qui persiste de convictions éthiques quand la « réussite » prônée par les gestionnaires n’est rien d’autre que la négation du sens du métier.
Mais le médecin n’est pas l’ouvrier. Comment la gestion parvient-elle alors pour forcer des individus issus des professions supérieures à renier des engagements aussi profonds ? Comment réussit-elle à substituer aux règles de métier des « objectifs » inconciliables avec les valeurs intrinsèques aux collectifs ?
[1] Taylor, Principes d’organisation scientifique des usines, p.29
[2] Ibid. p.68
[3] Ibid. p.69
[4] Yves Clot, Le travail à cœur, p.73
Détruire la mémoire collective : casser les règles de métier
La gestion a bien identifié ce que la psychodynamique caractérise comme l’activité déontique, c’est-à-dire l’élaboration de ces règles de métiers et de ces valeurs communes qui fondent un collectif de travail et peuvent procurer la reconnaissance des pairs et l’estime de soi. En effet, le travail bien exécuté est souvent salué par les pairs sous la forme d’un jugement de beauté : on loue une trouvaille ou un savoir-faire. La hiérarchie aussi peut apprécier la valeur d’un travail sous la forme d’un jugement d’utilité. Ces jugements objectivent les pratiques et fondent les règles communes à un collectif. Aussi, on ne saurait imposer les méthodes gestionnaires sans d’abord refuser le jugement d’utilité et empêcher le jugement de beauté. Autrement dit : il faut briser ces collectifs de travail. Comment s’y prend-t-elle ?
Les cadres qui s’expriment sur ces méthodes n’y vont pas par quatre chemins, comme en témoigne les propos rapportés par Danielle Linhart :
« Un cadre supérieur de France Télécom m’expliquait, d’un ton sentencieux, que son « rôle est de produire de l’amnésie » : il faut que les agents oublient qui ils étaient auparavant, comment ils travaillaient, pourquoi ils travaillaient, car nous avons besoin de gens capables de comprendre que les temps changent, capables d’adopter des comportements professionnels différents, de raisonner différemment, d’établir d’autres relations entre eux, avec leur hiérarchie et leurs clients. Oui, martelait-il, ravi visiblement d’avoir trouvé cette formule : « produire de l’amnésie ». Je m’étais timidement enquise : « Comment s’y prendre pour produire de l’amnésie ? » « Eh bien, avait résumé ce cadre supérieur, il faut secouer le cocotier »[1]
Créer de l’amnésie… Il faut prendre la formule au sérieux. Ainsi, si l’objectif est de provoquer l’oubli de certaines conditions et pratiques de travail, il faut d’abord s’attaquer à ceux qui en constituent la mémoire. Les dispositifs de restructuration ciblent donc en priorité les figures d’expérience, à la fois reconnues par leurs pairs, et susceptibles de transmettre cette culture de travail. A « l’école des managers de managers » créée à France Télécom pour organiser le licenciement de 20% des employés du groupe, c’est consciemment que ces figures devinrent des cibles prioritaires :
« Chantal se souvient de ces journées de formation où l’on s’échange « trucs » et « astuces » pour pousser ses collègues à bout. Sylvie accorde 0 % de part variable à ceux qui refusent de partir. Jean-Jacques, DRH dans l’est de la France, suggère d’interdire tout « codir » aux plus de 55 ans éligibles au congé de fin de carrière et de les déchoir de tout « poste important ». Un autre suggère de fixer des objectifs irréalisables aux commerciaux. L’application sur le terrain est immédiate. C’est ainsi que Michel se voit retirer sa voiture de fonction après avoir refusé de partir à la retraite. Dans le même esprit, Sandrine n’a plus ni badge ni bureau à son retour de vacances. »[2]
Virer les gens d’expérience, c’est la première étape pour briser les cultures de travail et fragiliser tous ceux qui pensaient ces hommes et ces femmes d’expérience indispensables à l’entreprise. La seconde étape consiste à imposer une mobilité à de nombreux cadres afin de déconstruire les collectifs de travail et les formes de solidarité dont ils sont porteurs.
« Yves, directeur adjoint, fait les frais de cette nouvelle politique. « Quand on m’a proposé un poste à 250 km de chez moi, la DRH (…) m’a dit que c’était à prendre ou à laisser, car ce serait pire la fois suivante. » Et, de fait, quelques semaines plus tard, on lui parle d’une place de chef de projet à Paris, alors qu’il vient de s’installer à Montpellier. « Il était évident pour tout le monde que je ne souhaitais pas déménager », explique-t-il aux enquêteurs de la BRDP. Yves a refusé la troisième offre, celle de la Martinique. Il ne lui restait plus qu’à se présenter à « l’espace développement », voie de garage des salariés sans emploi, les « ED ».[3]
Enfin, afin d’accélérer ce processus de redéfinition des cultures de travail, la gestion introduit des salariés porteurs de cultures de travail différentes voire opposées. Ainsi, à France Télécom, il s’est agi d’opposer les détenteurs du statut de fonctionnaire à des contractuels soumis à des régimes de droits privés. Or cette différence de recrutement – et donc de licenciement – permet de faire jouer les salariés les uns contre les autres, comme le montre Yves Clos d’après l’enquête de Philippe Zarifian :
« Dans un call center, plate-forme de réponse téléphonique, on observe deux types de populations. Y travaillent, d’une part, de jeunes contractuels (en CDD puis en CDI) qui n’opposent guère de résistance aux contraintes de l’activité de la plate-forme, voire se piquent au jeu de la performance. La « course au débit », une prime venant récompenser ceux qui réalisent le plus d’appels journaliers en moyenne mensuelle est assumée. Pour ces jeunes ayant enchaîné les petits boulots, un emploi stable au sein d’une grande entreprise représente déjà une évolution, avec la perspective de pouvoir migrer vers d’autres fonctions au sein du groupe.
La seconde population est composée de fonctionnaires de plus de 45 ans (anciennement secrétaires de direction, membres d’un service de contrôle qualité, etc.) ayant fait l’objet d’une mutation forcée sur cette plate-forme. La vie et le travail qu’elles y découvrent représentent une très grande violence exercée contre leur conscience et leur corps. Ce travail incarne un recul considérable par rapport à leurs anciennes fonctions, une sorte de dévalorisation de toute leur vie professionnelle antérieure. […] Cette seconde population, dans son travail, manifeste : 1° un refus d’entrer dans la « course au débit d’appels » (au prix de la prime mensuelle) ; 2) Un refus du respect du script de manière à « rester maître de ses énoncés » ; 3) Le soin dans les réponses fournies aux clients, faisant d’elles les meilleurs télé-opératrices de l’avis même du management du plateau utilisant leur expérience, leur connaissance de l’entreprise et de ses produits, des critères de qualité ; 4) Un maintien ferme sur une posture de renseignement, refusant de réaliser des opérations de vente. »[4]
Le conflit sur la qualité du travail vient donc à la fois d’une opposition sociale et générationnelle. Utiliser les contractuels en CDD contre les titulaires du concours, c’est autant opposer une génération précarisée à une génération issue de la « société salariale »[5] et désignée comme une masse de « privilégiés ».
C’est ce même scénario qui est en cours dans l’éducation nationale ou à la SNCF, lesquelles sont en train d’assister à l’introduction des méthodes gestionnaires. A l’éducation nationale ou à la SNCF, le discrédit a commencé depuis longtemps : on matraque l’opinion avec les classements de l’OCDE, lesquels affirment d’après leurs critères que l’enseignement est mauvais ; on dénonce les retards incessants des trains ; on compare l’école et les systèmes ferroviaires français avec un champion international pour présenter l’organisation actuelle comme « arriérée » ou « en retard ». Ce discrédit est la phase initiale qui permet de justifier d’une « restructuration ». Seulement, dans l’éducation, déjà 20% des enseignants sont des contractuels. Et les modalités de recrutement des futurs titulaires laissent déjà présager l’introduction de nouvelles méthodes de travail en phase avec les objectifs de la gestion. La création de l’amnésie a déjà commencé et les conflits de statut ou intergénérationnels sont structurellement déjà amorcés. Il reste donc à envisager comment, à partir du remplacement de la population des travailleurs, on peut aisément transformer le travail lui-même. »
[…]
[1] Danielle Linhart, La comédie humaine du travail, p.20
[2] Article Le Monde
[3] Ibid.
[4] Yves Clos, Travail à cœur, p.47-48
[5] Dominique Méda, Le travail, que sais-je ?
Evaluer, quantifier, prescrire : la standardisation gestionnaire du travail
« Nous voilà au cœur du sujet, là où l’organisation du travail bascule, là où une véritable anthropologie politique prend naissance, lorsque la gestion généralise dans les emplois de service l’évaluation individuelle des performances :
« L’introduction de l’évaluation individuelle des performances est un tournant historique que la Clinique permet d’établir. Cette méthode s’est imposée dans les entreprises comme un moyen objectif d’évaluer quantitativement le travail de chaque individu et de le rendre comparable à celui des autres salariés, par la mesure des résultats. Le problème, c’est que ces résultats ne reflètent pas du tout l’ensemble du travail »[1]
Le modèle gestionnaire impose aux emplois de service la même logique que le taylorisme aux emplois industriels : il faut quantifier les tâches, les gestes, le temps, pour « mesurer » le travail. L’évaluation individuelle des performances est ainsi fondée sur la négation même de la dimension collective du travail comme processus de coopération. Le travail, désormais, ce sont des objectifs, des protocoles, des ratios.
La dépossession des travailleurs de leur propre travail commence avec la redéfinition du travail sous la forme de protocoles de prescriptions. La gestion part donc du principe qu’il est possible de décomposer l’activité en tâches à accomplir, et que ces process coïncident parfaitement avec la réalité du travail. La gestion a donc pour fondement la conviction qu’un poste ou un protocole peut être standardisé, quelle que soit la situation de travail. Ainsi, comme le montre Marie-Anne Dujarier dans Le management désincarné, une assistante sociale n’est pas autorisée à conduire ses entretiens selon une méthode personnalisée : elle doit suivre un protocole informatique standardisé et indifférent à la variété des publics qui sollicitent ces rendez-vous. Un médecin, une infirmière, un agent de Pôle Emploi doit poser les mêmes questions et doit proposer les mêmes protocoles de réponse, quels que soient les patients ou le demandeur d’emploi. Rien ne justifie, pourtant, qu’on apporte des réponses standardisées à des situations aussi diverses que singulières.
Mais les agents soumis à ces process gestionnaires n’ont presque aucun moyen d’y échapper : la quantification des tâches s’accompagne des dispositifs informatiques qui régulent les comportements. Les ordinateurs, quelque part, ont remplacé les contremaîtres. Comme dispositifs techniques, ils imposent des protocoles, collectent des données sur l’activité de l’agent et le contraignent à doubler chaque tâche d’une tâche spécifique à ce dispositif : le reporting. En effet, pour que l’activité soit quantifiée, la gestion a élaboré des critères de mesure, mais elle a en outre trouvé le moyen d’obliger le travailleur lui-même à quantifier sa propre activité. L’ordinateur n’a donc pas simplement remplacé le contremaître : il charge au contraire le travailleur de le remplacer par cette activité d’autocontrôle. »
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« Les outils informatiques, parce qu’ils sont interconnectés, peuvent même rendre compte en temps réel de la concurrence entre les travailleurs. Dans les call-centers, les résultats de chaque agent sont affichés en direct sur de grands tableaux numériques. Quant à l’agent lui-même, il a dans son interface numérique les indicateurs en évidence : il sait, de lui-même, s’il est en train d’atteindre les objectifs ou d’échouer. La concurrence entre les travailleurs, en plus d’être généralisée, devient permanente :
« Avec l’évaluation individualisée des performances, la peur fait son entrée massive dans le monde du travail. Les sentiments d’injustice à propos des appréciations portées sur les travailleurs n’ont rien de nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que, face à ces nouvelles méthodes d’évaluation, chacun se retrouve maintenant seul. L’évaluation individualisée génère, en effet, une concurrence généralisée entre travailleurs qui vont jusqu’aux conduites déloyales. Le résultat le plus tangible de ces nouvelles méthodes est la déstructuration des solidarités, des loyautés, de la confiance et de la convivialité dans le travail. Cette solitude qu’Hannah Arendt a caractérisée sous le nom de « dé-solation » rend chacun beaucoup plus vulnérable à l’évaluation et à la sanction. »[2].
La fin des solidarités au travail est ainsi liée à l’introduction des méthodes gestionnaires. En individualisant l’évaluation, la gestion détruit les collectifs de travail et leur rôle protecteur. Désormais, les individus se retrouvent pleinement exposés au corrélat de l’autocontrôle : le ranking. Car quantifier permet de comparer, de hiérarchiser et de classer. La virtualité d’un mauvais classement, et par conséquent, celle d’un possible licenciement, accompagne désormais le travailleur au travail et dans la sphère privée.
Quant aux dirigeants, voilà qu’ils n’ont plus besoin de connaître le métier et l’activité réelle des travailleurs pour les évaluer. En effet, dès lors que les protocoles décrivent les étapes de l’activité et que le travailleur a effectué le travail de reporting, l’évaluation est presque automatisée : c’est le logiciel qui quantifie les résultats. Par les dispositifs numériques, l’évaluation prétend ainsi être au plus près du réel du travail, quand, en vérité, elle instaure une gouvernance à distance qui méconnaît considérablement le travail réel. Qu’évalue-t-on alors exactement ? »
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« Les modes d’évaluation gestionnaires sont donc fondés sur le déni du réel du travail : ils ne tiennent pas compte de l’ensemble des efforts par lesquels des individus s’ingénient à trouver des solutions pour résoudre les problèmes ou les anticiper.
« Congédier la référence au travail réel a l’avantage considérable de dissimuler les problèmes soulevés par la dangerosité de certains objets techniques mis en exploitation par les entreprises à risques. Faire référence au travail, c’est révéler les innombrables dysfonctionnements, pannes, incidents, phénomènes inexpliqués, accidents que, précisément, le travail compense et surtout s’efforce de prévenir : le travail, c’est ce qui n’est pas donné par les consignes, les prévisions, les prescriptions. Le travail réel est victime d’un déni institutionnel parce qu’à chaque fois qu’on l’analyse de près, il révèle les défaillances de la prédiction et de la conception des installations de production. »[3]
Cet écart entre le prescrit et le réel peut très vite faire l’objet d’un retournement : puisqu’il suffit d’obtenir des résultats – peu importe la manière – le « mauvais travail » peut devenir le mieux récompensé :
« Prenons le cas de la Police nationale. Les grilles d’évaluation de chaque vacation passent par un décompte de « bâtons », c’est-à-dire du nombre d’interventions de chaque patrouille ayant conduit à une verbalisation ou une interpellation. Une patrouille procède toute la nuit à une planque dans un quartier difficile pour tenter d’interpeller les trafiquants de drogue qui empoisonnent le quartier. Après six heures de planque, la patrouille découvre que les trafiquants ont réussi à leur échapper parce qu’il y a eu des fuites. Retour au commissariat. Résultat : zéro bâton. Que l’échec soit partie intégrante d’un travail qui n’est efficace qu’après avoir essuyé nombre de déconvenues, cela n’est pas pris en compte par la hiérarchie qui veut des chiffres, des actions visibles dont on peut montrer fièrement les résultats au préfet ou au député. Conséquence : ladite patrouille, les nuits suivantes, se contente de contrôler les conducteurs de véhicules. Au bout de la nuit, il y a un nombre important d’infractions sanctionnées, absence de papiers, conduite en état d’ivresse… Retour au poste : quatorze bâtons. A la fin, l’évaluation conduit à des contre-performances vis-à-vis de l’ordre public. »[4]
L’écart entre le prescrit et le réel est aussi important entre les performances affichées et le travail réel effectué. Une sorte de mensonge tacite ronge désormais le travail : ceux qui obtiennent les meilleurs résultats ne sont pas ceux qui ont réalisé le meilleur travail. Pire encore, la logique des performances peut conduire à la destruction des missions professionnelles. La gestion a bien conscience de ces écarts, au point de vouloir les pallier par la multiplication les labels « qualité » certifiant un « travail bien fait ». Seulement, là encore, on note un écart important entre les effets de communication et la réalité de terrain.
[1] La Panne, p.20
[2] Critique des fondements de l’évaluation, p.48
[3] Critique des fondements de l’évaluation, p.43
[4] Critique des fondements de l’évaluation, p.33