Tribune

Laïcité ou lâcheté

Tribune en soutien au proviseur du lycée Maurice Ravel et aux personnels de cet établissement par Cédric BIEL, professeur d’histoire-géographie et président académique d’A&D LYON

« À Paris, un proviseur menacé de mort pour avoir demandé à des élèves d’enlever leur voile, une enquête ouverte. Le proviseur du lycée Maurice Ravel de la capitale a été la cible d’une vague de cyberharcèlement » : en tombant sur ce titre vendredi dernier sur le site du Huffington Post, j’ai été pris de vertige puis de colère.

Comment ?

Après Samuel Paty.

Après Dominique Bernard.

Après tant d’autres affaires plus ou moins médiatisées, le cauchemar n’était donc pas fini.

Il continuait, s’amplifiait et touchait de nouveaux collègues ?

Un rapide coup d’œil aux réseaux sociaux allait m’en donner une preuve instantanée, comme le retour d’un mauvais rêve : rumeurs, extrapolations, mise sur le même plan de la version de l’élève et du proviseur, y compris par des députés irresponsables prêts à accuser sur la place publique un proviseur d’avoir violenté une élève parce qu’elle portait un voile ! Cf. la publication sur X (ex-Twitter) de la députée Danielle Simonnet (groupe LFI) : « Si le proviseur du lycée Ravel a été menacé de mort sur les réseaux, les auteurs doivent être poursuivis. Aussi, une enquête doit être engagée. Le proviseur a t-il frappé l’élève ? Le respect du non port du voile ne justifie aucune violence physique. »

Comment de tels amalgames peuvent encore être effectués et de telles accusations jetées sur la place publique après le terrible bilan et les lourds antécédents qui ont frappé les personnels de l’Éducation nationale ces dernières années ? Amalgames et raccourcis insupportables aussi bien de la part d’anonymes courageux que de personnalités médiatiques ou d’élus de la République ! Quelle irresponsabilité ! Et pourquoi ne pas mettre directement une cible dans le dos de notre collègue proviseur tant qu’on y est ! Envie de vomir….

Inutile de détailler davantage cette sinistre affaire, chacun se renseignera en consultant des sites d’informations sérieux. On rappellera simplement que, fait heureux et nouveau, la ministre de l’Éducation nationale, Nicole Belloubet, a très vite réagi en soutenant immédiatement le proviseur du lycée Ravel. Nous sommes assez souvent critiques envers le ministère pour se dire qu’il a vraisemblablement pris la peine, en amont, de se renseigner sur les faits avant de s’exprimer.

Nous voilà cependant replongés encore dans ce cauchemar que l’Éducation nationale a voulu si longtemps nier par confort, lâcheté ou, parfois, idéologie. L’École, fabrique de la Raison pour chacun de ses élèves, est attaquée par les obscurantistes de tous bords. La laïcité y est combattue au quotidien dans de nombreux établissements et les personnels sont souvent bien seuls pour y faire face.

Au début des années 2000, ce thème n’intéressait personne. Plusieurs signaux inquiétants sont apparus ensuite, dénoncés par quelques courageux prêchant dans le désert. Rapport Obin, tribunes de professeurs de terrain, etc. Le sujet était systématiquement enterré, voire mis au panier, quand les lanceurs d’alerte n’étaient pas traités de suppôts de l’extrême droite. Et que dire des suites des attentats de 2015 contre Charlie Hebdo où nombre de « sachants » ont estimé que Charb, Tignous, Cabu and co devaient être tout de même un peu racistes pour dire ce qu’ils disaient, écrire ce qu’ils écrivaient, dessinaient ce qu’ils dessinaient….

Ce discours, ou plutôt cette lâcheté, nous la connaissons trop bien, nous enseignants. Nous la reconnaissons même, devrait-on dire. Car c’est celle qui a conduit certains à mettre en doute les compétences de Samuel Paty en matière de laïcité ou bien à estimer qu’il avait commis une faute (voire qu’il avait « merdé »…).

La lâcheté est capable de s’emparer de la laïcité et d’en faire parure, d’écrire volontiers son nom pour mieux tourner le dos à la chose ! Elle le fait d’autant plus aisément que l’ignorance en la matière le lui permet.

Qu’est-ce en effet que la laïcité ? Soyons honnêtes, bien peu de personnes, même dans le corps enseignant hélas, sont à l’aise avec ce principe et bien en peine de l’expliquer clairement même si, confusément, ils savent ce qu’il implique et ce qu’il garantit. Dans l’introduction de son livre De la laïcité en France, Patrick Weil le dit lui-même sans détour : « Les professeurs sont comme la majorité des Français, attachés à la laïcité, craignant pour son avenir, mais souvent incapables de la définir »… A titre personnel j’ai souvenir des réunions entre collègues suite à l’assassinat de Samuel Paty puis de Dominique Bernard et j’ai bien réalisé à quel point nous étions devenus hésitants, peu sûrs de nous mais aussi, souvent, terriblement seuls. Que faire ? Que dire ?… Seules quelques voix s’élevaient au milieu d’un silence mortifère, parfois même de l’abattement et du découragement sur fond de peur et de sidération (en majorité des enseignants mais aussi parfois des personnels de direction, de vie scolaire, des administratifs). Pour être tout à fait honnête, cela était encore plus flagrant après le meurtre de Dominique Bernard à Arras. Triste et terrible constat. On le voit, on le sent, il est plus que temps de réagir et de ne plus rien laisser passer.

Oui la laïcité est un principe. Un principe, et non une valeur comme le sont la liberté, l’égalité et la fraternité. Il permet justement leur accomplissement.

Pourquoi ? Parce qu’il n’est finalement que la manifestation pleine et entière de la liberté de penser. La laïcité garantit en droit la possibilité pour chacun d’avoir ses convictions tout en acceptant de les mettre à distance (notamment en matière de religion et de politique) pour permettre le débat démocratique. C’est une arme et une précaution contre le fanatisme qui permet à l’individu (et singulièrement à l’élève) d’utiliser sa Raison, de relativiser ses propres croyances, et d’accepter la confrontation avec des opinions différentes. C’est enfin la possibilité pour chacun de n’être pas réduit ni enfermé dans une supposée « identité ». En ce sens, elle permet la vie en société par-delà les attachements et différences de toutes sortes.

La laïcité n’est pas la simple neutralité de l’État au nom de l’affirmation sans limite des libertés individuelles. Elle n’est pas non plus le fait de repousser la religion dans la sphère privée. Elle ne se résume pas davantage à l’affirmation simpliste de la « liberté de croire ou de ne pas croire ». Pourtant, et il faut hélas le reconnaître, ce qui remonte du terrain c’est qu’elle « est perçue par trop d’élèves comme un catéchisme répétitif, vide de sens, voire comme un régime d’interdits discriminatoires. C’est-à-dire rien de ce qu’elle est » (Patrick Weil).

Car la laïcité est avant tout un principe positif et non restrictif. En vérité, les seules limites réelles et effectives à la laïcité (et donc à la liberté de penser) sont celles des passions humaines qui mettent en péril l’ordre public. Le principe de laïcité pose, certes dans un cadre, les conditions d’une totale liberté de penser et c’est ce que l’on a trop oublié de rappeler dans nos enseignements.

 « Il n’est pas difficile d’en déduire » comme nous le dit René Chiche « que l’institution la plus utile à l’État, celle qui participe au plus haut point au maintien de la paix civile, est non la Justice, ni la Police, mais l’École“. Oui c’est bien l’École par le développement méthodique et progressif de la Raison chez l’élève, par l’enseignement du fait religieux, par la confiance et l’autorité que l’institution accorde en principe à ses professeurs, c’est bien l’École qui doit ancrer dans l’esprit de notre jeunesse ce principe de laïcité avec toutes ses conséquences pratiques.

C’est l’honneur de nos professions que d’accomplir cette tâche et il est plus que temps de soutenir fermement l’ensemble des personnels confrontés aux activistes, idiots utiles ou égarés qui soutiennent le contraire. Tout en n’étant pas « dupes de ceux qui, semblant découvrir opportunément une laïcité qu’ils haïssaient, s’en font les hérauts dans le but, à peine masqué, de stigmatiser l’islam et les musulmans ». Comme professeur d’histoire je ne puis que me reconnaître dans ces paroles de Natacha Polony : « Notre histoire est marquée par des guerres de religion sanglantes et une bataille séculaire contre l’emprise du catholicisme […] Des cours d’histoire seraient nécessaires pour faire comprendre aux jeunes musulmans français que la laïcité n’a pas été édictée contre leur religion et que l’islam est traité avec mille fois plus d’égards que ne le fut le catholicisme au cours des deux derniers siècles ».

Oui, c’est par l’instruction et l’École que la Concorde pourra s’établir et que les différends au sein de la société s’apaiseront. N’oublions jamais non plus que la laïcité est une conquête (à l’histoire longue et mouvementée) et qu’il est donc fondamental de continuer chaque jour à lutter pour la préserver, la défendre et l’illustrer.

C’est fort de cette conviction que je veux proclamer, en tant que professeur d’histoire-géographie et syndicaliste, mon soutien plein et entier au proviseur et aux équipes du lycée Ravel de Paris ! Aujourd’hui comme hier (défense de la mémoire de Samuel Patyaffaire de Malicornay) notre syndicat Action & Démocratie CFE-CGC, que j’ai rejoint pour cette raison, pleinement apolitique et laïque, se tient et se tiendra toujours aux côtés des personnels face aux extrémistes et à leurs alliés. En paroles mais aussi en actes.

Sources et recommandations de lecture :

Patrick WEIL, De la laïcité en France, Grasset, 2021.

Natacha POLONY, Changer la vie, pour une reconquête démocratique, éditions de l’Observatoire, 2023.

René CHICHE, Au fondement philosophique de la laïcité, Le Pari de l’Intelligence n°3 revue d’analyse et d’information du syndicat Action et Démocratie, 2022 (accessible via ce lien).

Cédric BIEL

Professeur d’histoire et géographie, président académique d’Action & Démocratie (Lyon), co-référent national certifiés.