AD/CFE-CGC, pour défendre l'école et tous ceux qui la font vivre

AD / Témoignage /novembre 2025

Notre collègue Daniel Arnaud, déjà auteur de plusieurs livres sur le harcèlement moral dont peuvent être victimes les personnels d’éducation, vient de publier un roman, La Tentation de l’exil (Les Impliqués, 2025), en partie inspiré de témoignages qu’il avait reçus à ce sujet. Il s’agit donc d’une fiction, mais qui permet aussi de décrire certaines réalités d’un système où prévaut toujours le « pas de vagues » pour mieux les dénoncer.

On y suit notamment André Moreau, un professeur de français dans un collège malmené et cassé par sa hiérarchie. Il est mis en cause sur la base de mensonges d’élèves et de harcèlements de parents, et la machine à broyer se met en marche. Ci-après, extrait du chapitre intitulé « Humiliation », où il subit une convocation au rectorat qui se déroule comme un procès stalinien. Celles et ceux qui ont été confrontés à de telles situations y retrouveront à n’en pas douter certains éléments.

Le livre s’avère de ce point de vue un encouragement à libérer encore la parole…

C’était un très beau jour de printemps, après une longue période pluvieuse. Mais, à l’intérieur du collège, c’était toujours l’hiver. André sortait une fois de plus d’un cours sous haute pression. Un cours dans lequel des élèves surexcités semblaient considérer comme acquis que leur professeur ne serait « bientôt plus là ». Tel était le mot d’ordre, en effet, que les cambions faisaient passer au travers du pentacle et de cercle en cercle. Damien, la mine horrible, lui avait même lancé :

« Vous ne vous imaginez tout de même pas que vous allez finir l’année ici !? Tout le monde sait, dans le collège, qu’on va bientôt s’occuper de vous ! »…

A la fin de la matinée, André franchit encore une haie de regards hostiles, tout en risquant quelques derniers saluts qui ne lui furent point rendus, afin de regagner la salle des professeurs…

Là, dans son casier, il découvrit un courrier signé par le recteur l’invitant à se présenter devant le secrétaire général de l’académie afin de « faire un point » sur sa « situation ». Avant même de se rendre dans les locaux du rectorat, il comprit ce que cette phrase laconique signifiait, malgré son caractère sibyllin : il était d’ores et déjà jugé et condamné ; en d’autres termes, le but de l’entretien serait exclusivement répressif.

Il se présenta néanmoins à la convocation, dans des locaux abrités par un grand bâtiment du front de mer, sur le boulevard Pascal Rossini. On le fit bientôt entrer dans l’arrière-salle du bureau de responsables académiques qu’il pensait ne jamais rencontrer. La pièce était assez sombre et, là, il assista à un rituel parfaitement réglé : il se trouva devant quatre individus qui s’étaient préalablement répartis les rôles afin de procéder à son interrogatoire, un de plus. Le secrétaire général de l’académie le conduisit assez durement (il jouait « le méchant »), pendant qu’un de ses assistants adoptait un ton plus paternaliste (il jouait « le gentil »), et que la directrice des ressources humaines prenait des notes (elle tenait la main courante).

Le directeur de cabinet du recteur, pour sa part, ne pipa mot. Tapis dans l’ombre, à l’extrémité de la longue table autour de laquelle se déroulait l’échange, il se contentait d’observer, ou plutôt de scruter la scène.

– Vous savez pourquoi nous vous avons convoqué, M. Moreau. Des choses nous remontent, et elles ne plaident pas en votre faveur… Votre comportement est intolérable, assena le secrétaire général…

– Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, se défendit le professeur avec habileté, soulignant par là même que c’était à l’accusation qu’incombait la charge de la preuve… Quel comportement ?

– Ne commencez pas à jouer avec les mots, jeune homme, vous le savez très bien…

– Du tout… Depuis la prise de mes fonctions à Lago, je m’efforce de faire mon travail normalement…

– Ah oui ? Alors qu’est-ce qui selon vous ne va pas ?, intervint la directrice des ressources humaines.

– J’en suis empêché parce que le climat qui règne dans l’établissement et dans certaines classes ne le permet pas…

– Le « climat » ? Voyons, soyez précis !, reprit le secrétaire général sur un ton cassant et mielleux à la fois, comme s’il cherchait à l’attirer dans un piège.

– Je ne suis soutenu ni par mes collègues ni par la direction… Certains essayent de me déstabiliser devant mes classes, confortant les écarts d’élèves dont le seul but est de perturber le cours…

A ce moment-là, l’assistant du secrétaire-général, qui se présentait comme un obscur inspecteur de « vie scolaire », referma la nasse :

– C’est donc bien ce que nous a dit M. Noirtier, qui nous a assuré vous apporter toute l’aide dont vous aviez besoin, mais qui nous a aussi précisé que vous étiez parano… Vous imaginez qu’on vous en veut !

– Aucunement. Je n’imagine rien…

– Vous voyez, vous êtes dans le déni…

– Je ne fais que relever des faits…

– Vous êtes sur la défensive, mon cher, M. Noirtier a raison !

– La version du principal serait-elle donc parole d’évangile ? La considérez-vous comme infaillible ?

– Nous y voilà !, trancha vivement le secrétaire général… Osez prétendre devant nous que votre supérieur est un « menteur » ! Vous ne respectez donc aucune hiérarchie ?!, interrogea-t-il en haussant le ton (et pendant que la directrice des ressources humaines, pour sa part, s’empressait d’écrire « Insolent et impertinent. M. Moreau traite son chef d’établissement de menteur. Ce professeur ne respecte rien. A surveiller. »)

– Je me suis engagé à servir l’Etat, pas à être trahi par ceux qui le représentent, opposa calmement André qui, au plus profond de lui-même, commençait néanmoins à se sentir sérieusement malmené.

– Et cela, nous l’avons inventé, peut-être ?!, hurla cette fois le secrétaire général, en égrenant les papiers qu’il conservait depuis le début entre ses mains, comme un esprit malveillant aurait pu se complaire à énumérer les défaites du récit national afin de traîner son ennemi dans le souvenir et la boue de quelque champ de bataille. « M. Moreau conteste sa nomination au collège de Lago », rapport de M. Noirtier du 19 septembre ; « M. Moreau refuse de travailler en équipe. Pas d’effort d’intégration », rapport de M. Noirtier du 21 octobre ; « M. Moreau se permet de mettre en cause le professionnalisme de M. Pilarti, CPE dans notre établissement, apprécié de tous », rapport de M. Noirtier du 25 octobre ; « M. Moreau entretient des relations conflictuelles avec les élèves, qu’il n’a de cesse d’humilier et de rabaisser, ainsi qu’avec leurs parents, dont les inquiétudes sont fondées », rapport de M. Noirtier du 2 décembre ; « M. Moreau perturbe encore la bonne marche du collège. Son comportement est de nature à susciter des réactions de violence, de la part de certains élèves qu’il persécute », rapport de M. Noirtier du 1er février… Et j’en passe !

– C’est grotesque, et diffamatoire. Ces allégations sont fausses. Je conteste la véracité de ces faits.

– Vous voyez, reprit l’inspecteur « vie scolaire » de son ton paternaliste, vous êtes borné, vous vous enfermez, et vous refusez toute remise en question. Pourtant, nous sommes là pour vous aider. Nous ne nions pas que vous ayez quelques… disons…quelques qualités pédagogiques. Nous vous demandons seulement de changer de comportement, de vous engager à faire un effort, et de vous décider à écouter nos conseils…

Ainsi Moreau se trouvait-il pris dans la souricière : s’il adoptait une attitude conciliante, en acceptant de « changer de comportement », il reconnaissait du même coup la validité des accusations portées contre lui… Sinon, pourquoi en changer ? Si, en revanche, il persistait dans le démenti des allégations du principal, il se voyait taxer d’insubordination et de paranoïa…

Au bout d’une heure, le malheureux ne savait plus où il en était. Le but de la manœuvre était de le soumettre, pas de rechercher la vérité. Ses accusateurs n’envisagèrent pas un seul instant de prêter attention à sa version des faits, mais s’attachèrent exclusivement à reprendre à leur compte celle de son supérieur. Le procédé s’avérait d’autant plus déloyal que, afin de le conduire à boire la cigüe, ils s’appuyèrent volontiers sur les rapports envoyés en catimini. Ceux-là même qui, avec malignité, avaient été élaborés dans le secret du bureau de Noirtier-Moissac. Ils les consultèrent pendant l’entretien, tout en se gardant bien d’en communiquer des copies à l’accusé qui en fut réduit à combattre des rumeurs, des ombres et des fantômes.

A la manière de quelque ami de la sagesse emmêlé, empêtré, enfermé, dédalé, labyrinthé dans les filets et les mensonges des sycophantes athéniens.

Et peu leur importait l’irrégularité des méthodes : les sbires académiques réunis en tribunal de l’Inquisition s’y entendaient pour promettre l’Enfer à l’hérétique qui refusait de leur confesser ses crimes… y compris ceux qu’il n’avait point commis. Et cela même si à Lago, en l’occurrence, Moreau en avait déjà un avant-goût.

Tel un crabe armé de longues pinces, le secrétaire général agita tour à tour la menace d’un blâme, d’une amputation de salaire, d’un déplacement d’office ; voire d’une révocation… ou se mit tout bonnement à aboyer :

« La direction nous a dit que plus personne ne vous supporte ! Que tous vos collègues et que tous vos élèves en ont marre de vous ! Allez-vous faire un effort de comportement, M. Moreau ?! »

Le ton du grand inquisiteur, dans cette arrière-salle du rectorat où l’entretien durait depuis plus de deux heures, devint de plus en plus brutal, véhément, et infantilisant. Notre ami, à la façon du pauvre Winston dans le 1984 d’Orwell, voyait ses propos dénaturés, ses tentatives d’explication interrompues, ses réponses étouffées pour lui interdire le démontage des pièges tendus au travers des questions qui lui étaient posées… Il était sur le point de tout admettre, tout avouer, tout confesser, quand le dernier ressort d’une volonté qui ne s’était pas totalement évanouie lui permit de laisser échapper cette réplique laconique :

« Des clous. »

Pareil à cet officier qui, héroïque, avait opposé une fin de non-recevoir aux nazis, lesquels l’avaient sommé de rendre la place de Bastogne lors de la sanglante bataille des Ardennes, il ne céda point.

Il livra son Bir Hakeim, résista aux assauts menés par un ennemi supérieur en nombre, repoussa vingt incursions au cœur de son for intérieur, avant d’évacuer la place en bon ordre, et en sauvant ce qui pouvait l’être. Il se leva sans attendre la permission de ses tortionnaires, les toisa dans un ultime sursaut, puis quitta l’arrière-salle sans se retourner. Il ressortit néanmoins la mine défaite comme jamais du dédale académique, pendant qu’un violent orage s’abattait sur la ville.

Les vacances de printemps lui offrirent une trêve, puis celles d’été – les « grandes vacances », traversées d’ondées inhabituelles sous ces latitudes cette année-là -, un cessez-le-feu. Le répit passé, toutefois, le pilonnage reprit à Lago avec plus de violence. Noirtier relégua sa proie vidée de toute énergie, laquelle se mit à errer comme une ombre plus vague qu’un spectre, dans les salles du quatrième cercle, puis du cinquième. Dans la salle des professeurs, notre ami se trouva plus isolé que jamais. D’ailleurs ne la fréquenta-t-il plus guère.

Il arpentait le pentacle avec difficulté pour aller en cours, entre deux convocations dans l’antre du principal qui, tel le Minotaure du temps jadis, intensifia le processus de harcèlement, et multiplia les rapports à charge.

Il fallait en finir ! […]

 

Daniel Arnaud, La Tentation de l’exil, Les Impliqués, 2025, première partie, chapitre VI, pp. 81-87.

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