Management : un fonctionnement pervers

Pour introduire au très lourd dossier de la souffrance au travail et du fonctionnement pervers du management au sein de l’éducation nationale, quoi de mieux qu’une parole de terrain ? Nous reproduisons ci-dessous une lettre sur la condition enseignante adressée au président du syndicat Action & Démocratie, Walter CECCARONI, et publiée comme lettre ouverte dans notre revue Le Pari de l’intelligence, numéro 2, janvier 2021.

Retrouvez ensuite les analyses et positions d’Action & Démocratie sur la souffrance au travail, le burn-out, le rôle des syndicats, etc.

N’hésitez pas à nous adresser votre témoignage ou nous solliciter.

Lettre ouverte sur la condition enseignante

Cher Walter,

Ce courrier arrive un peu tard, mais j’ai vraiment voulu prendre le temps de la réflexion.

Je ne pourrai pas prendre de responsabilité dans votre syndicat Action & Démocratie et croyez bien que je le regrette.

À la cinquantaine, on est un peu à la croisée des chemins, recentrage sur l’intime et les centres d’intérêt personnels ou investissement (souvent corps et âme) dans la défense d’une cause.

Il y a bien longtemps que j’ai compris que je n’avais pas grand chose à attendre de ceux qui m’emploient et ne me considèrent que comme un pion sur un échiquier : ni promotion, ni récompense, encore moins de reconnaissance ni même la moindre empathie. Je ne peux prétendre savoir ce qu’il en est dans les autres secteurs mais je peux dire sans la moindre marge d’erreur que chez nous en tout cas, le degré de bienveillance est bien en dessous du zéro. La transformation de notre ancien « Service du Personnel » en « Gestion des ressources humaines » n’a pas instillé une once d’humanité mais a, au contraire, engendré un système pire que le précédent en instituant une logique purement comptable.

Mon employeuse est une grande broyeuse qui n’a que faire de l’individualité et de la valeur personnelle, que ce soit celles des professeurs ou celles des élèves, c’est un peu « Swimming with sharks ».

Bref, du coup, j’ai créé mon auto-entreprise (sans demander la permission, car sinon on nous oblige à choisir au bout de deux ans, une absurdité de plus). Là je peux mettre en place mes idées et les voir prospérer. Je n’ai pas à attendre la maïeutique de chercheurs qui bien que n’ayant jamais vu un élève de collège de près ou de loin prétendent me donner des orientations. Je peux compter sur mon bon sens, mon expérience et ma compétence, trois choses dont l’Institution donne l’impression de nous croire dépourvus.

Au fil du temps, j’ai pu constater à quel point nous étions, et de plus en plus, infantilisés, rabroués comme des gamins qu’on renvoie dans leur chambre à la moindre remarque.

Nous sommes en fait considérés comme de simples exécutants, au mépris de notre rôle de concepteurs.

J’ai vécu le manque de respect croissant pour notre profession, encouragé (et c’est là le comble) par nos dirigeants les plus haut placés. La tendance est de jeter le prof en pâture à la moindre occasion. Le « prof-bashing » du moment n’est qu’un symptôme de plus, pas la maladie qui ronge l’Education nationale depuis plusieurs années.

Les professeurs sont sans cesse présentés par leur propre Institution comme des tire-au-flanc prêts à prendre le chemin de l’école buissonnière, alors même que leur pays traverse une crise. Des lâcheurs, des feignants sur-payés (ce n’est pas comme si nous étions les moins bien payés d’Europe, juste avant le Portugal, et les moins bien payés du pays, à niveau d’étude égal).

« Ah oui, mais déjà qu’ils ont les vacances ! » Et pourtant, curieusement, les places au concours ne sont plus pourvues, preuve, s’il en fallait une autre, que le métier ne fait plus rêver depuis bien longtemps.

Aussi, j’apprécie l’idée qu’il faille rappeler aux enseignants malmenés et culpabilisés :

  • qu’ils sont des cadres, qu’ils sont loin, très loin d’être sur-payés,
  • qu’ils n’ont pas besoin d’avoir « la vocation » pour bien faire leur métier, que ce n’est pas parce qu’ils prennent du plaisir à leur travail que cela doit les encourager à accepter d’être mal payés.
  • qu’ils doivent très vite relever la tête et ne plus accepter que n’importe quel personnel soit présenté comme un supérieur hiérarchique et puisse leur manquer de respect,
  • que la pédagogie, c’est leur métier, leur compétence, pas celle de tous les autres personnels de l’établissement ni de la mère Michu,
  • qu’ils n’ont pas à se justifier lorsqu’ils ne souhaitent pas intégrer un projet qui ne leur parle pas, et qu’ils ne peuvent se voir reprocher leur « incapacité à travailler en équipe »,
  • qu’ils doivent refuser tous ces discours, toujours plus nombreux, qui remettent en cause ce qu’ils sont et qui ils sont,
  • qu’ils doivent revendiquer la même bienveillance que celle qui leur est demandée envers leurs élèves,
  • qu’ils ont le droit de se battre pour eux-mêmes, leurs conditions, leurs salaires, sans toujours devoir le justifier dans « l’intérêt des élèves », et que cela est légitime,
  • qu’ils ne doivent plus s’isoler, mais réapprendre à faire corps.

 

Je vois de plus en plus les professeurs s’isoler, si vous saviez à quel point je regrette la belle fraternité qui nous unissait autrefois, la plupart du temps nous n’étions pas seulement collègues mais aussi amis. Il faut dire que le climat ambiant transforme le moindre désaccord en rupture définitive, on est loin des belles empoignades d’antan qui se terminaient autour d’un bon repas collectif !

Cette division est bien pratique, l’isolement est la clef de la réussite des mauvais dirigeants qui ne savent pas guider, mais qui divisent pour mieux régner.

Je vois des chefs d’établissement, de plus en plus formatés, se comporter de la pire manière : isoler la proie du troupeau pour mieux la dépiauter, ériger au rang de personnels de direction infirmière et CPE, qui se croient dès lors autorisés à rabrouer les professeurs, y compris devant les élèves ; bref, des comportements que je qualifie de barbares. N’importe qui aujourd’hui peut se permettre de manquer de respect à un professeur. Nous devons dire STOP !

Je ne suis pas dupe du malaise de certains Personnels de Direction, il est palpable, car eux aussi subissent le même traitement de leur hiérarchie, qu’ils répercutent sur les enseignants (qu’ils craignent au fond, surtout s’ils sont unis) car alors ils sont privés de toute marge de manœuvre. Ils agissent un peu comme ce gamin qui, par crainte d’être en position de victime, va harceler ses petits congénères. Certains sentent pourtant la possibilité d’une 3ème voie possible : l’union.

Les missions des uns et des autres n’ont cessé de s’alourdir, créant un stress et des tensions permanentes qui provoquent des réactions malsaines. Chacun se croit autorisé à préjuger du travail fourni par l’autre. Il n’est plus possible actuellement de faire part d’un dysfonctionnement dans le but d’y remédier, sans pointer du doigt vers une personne. Du coup, les dysfonctionnements de plus en plus nombreux deviennent pérennes et on ne peut que s’en désoler, année après année, autour de la machine à café.

Ainsi de nombreux établissements sont devenus des pétaudières qui n’attendent qu’une étincelle pour exploser, et pourtant on continue à tirer sur la corde.

À propos de dysfonctionnement, il en est un qui ne manque pas de sel : Aujourd’hui, on dirait que notre seule mission est de « soulager la Vie Scolaire », moi je croyais naïvement que c’était l’inverse. C’est le motif brandi sans cesse pour nous forcer à accepter de faire de plus en plus de garderie. Dans notre établissement, par exemple, une professeure d’allemand nommée avait clairement fait savoir qu’elle refusait cette fonction. Face à la colère des parents, les chefs d’établissement ont subi une forte pression, qu’ils ont comme d’habitude répercutée sur les autres enseignants, d’autant qu’il fallait bien « soulager la Vie Scolaire ». Voici comment le problème nous a été présenté : Ou bien nous acceptions d’animer des ateliers pour occuper les élèves et « soulager la Vie Scolaire » ou bien TOUS les EDT seraient refaits. On entend bien la menace derrière, non ?

Tout ceci pour dire que nous nous sommes battus, nous avons fait grève et perdu des journées de salaire pour signaler le cruel manque de personnel de surveillance. Comme d’habitude cela n’a rien changé. Et aujourd’hui on nous demande de palier ce dysfonctionnement orchestré ?

Il y a quelques temps je voulais écrire un livre sur la base de témoignages que j’aurais intitulé « Les Gueules cassées de l’Éducation nationale », j’ai toujours l’idée en tête. Pour autant, aujourd’hui je ne me sens pas la compétence ni la capacité de me battre pour mes collègues, car beaucoup ne le font même pas pour eux-mêmes. Il faut qu’ils retrouvent confiance et considération pour eux-mêmes. Très sincèrement, je vous admire, je reste en contact avec vous et je serais ravie de diffuser des infos de votre syndicat.

Bien cordialement,

N***

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