Souffrance au travail
I - L'État, pervers narcissique ?
Ce qu’est devenue la normalité du métier
Être professeur, c’est avoir la responsabilité de la formation des élèves qui vous sont confiés.
De nos jours, être professeur signifie que vous savez contrôler la conduite de 35 élèves regroupés par niveaux, spécialités, options et parfois encore simplement en classes.
Ces élèves n’ont pas tous clairement reçu de leurs familles les notions qui définissent « une bonne conduite » : le respect dû à autrui, le respect dû aux adultes, le respect dû à un professeur et le respect de l’espace public – l’espace public : cet espace au sein duquel personne ne peut jouir de la liberté de faire ce qu’il veut ; au sein duquel chacun est justement contraint par la présence d’autrui et le respect qui lui est dû au nom du bien commun, ici la conduite de la classe.
Ces élèves n’ont pas tous reçu non plus l’instruction minimale qui leur permettrait d’être simplement des élèves corrects, bien dans leur peau et heureux d’aller en cours.
Malgré tout, votre métier consiste à faire travailler vos élèves pour qu’ils apprennent ce qui relève de votre discipline et s’enrichissent de la construction d’une culture.
Vous travaillez à l’échelle d’une année scolaire, découpée en trimestres ou semestres, eux-mêmes découpés en cycles plus ou moins longs.
Comme des paysans, vous labourez et semez parce que vous espérez que vos élèves profiteront d’une belle récolte. Votre travail est inscrit dans le temps et non pas dans l’instant.
Comme les paysans, vous connaissez l’existence d’aléas, de risques, de difficultés qui jusqu’au dernier moment peuvent compromettre une heureuse récolte.
Les professeurs ne peuvent effectivement pas travailler dans le seul instant : avant de dispenser leurs cours, ils les ont conçus puis préparés ; pendant leurs cours, ils les « font » ; après leurs cours, ils y repensent, heureux de leurs réussites, malheureux de leurs ratés. Inscrite dans un cycle de leçons, la tenue d’un cours amène régulièrement à repenser le cours suivant à l’aune des ratés et des réussites du jour, et parfois à regretter les choix faits aux cours précédents. Cette boucle de jugement personnel sur soi-même est une constante constitutive de la conscience professionnelle des professeurs.
Il n’y a pas « d’après le travail » pour un professeur : de vacances à vacances, les professeurs exercent leur profession sans coupure psychique, faisant travailler à des rythmes et des niveaux différents de 2 à 10 classes, soit, en fonction de l’horaire hebdomadaire de la discipline considérée, des heures supplémentaires acceptées pour des raisons financières ou imposées par la direction de l’établissement, de 70 à 350 élèves.
Cette situation « normale » est cause de fatigue tant physique que psychique. Vous êtes humains, vos élèves également : même muni de la distance professionnelle requise, vous ne pouvez pas être totalement étanche aux aléas de vie qui frappent vos élèves et leurs familles (divorces, deuils, maladies, accidents, etc.).
Les congés scolaires sont une simple nécessité : les professeurs ont besoin du repos que seules des coupures périodiques avec l’école peuvent leur procurer.
Elles leurs sont indispensables pour se reconstituer physiquement et psychiquement et pour tenir le rythme de cette course d’endurance d’un type particulier qu’est une année scolaire, et au-delà, une carrière, ce marathon.
Oui, mais parfois…
A cette « normalité » peuvent se greffer les imprévus de vie auxquels chacun est exposé : maladies, accidents, deuils, divorces… Imaginez la situation de celui des professeurs dont l’épouse va être opérée d’un cancer, de celle dont l’enfant vient de naître handicapé, ou de ceux qui ont perdu un proche…
Imaginez-les donc, frères humains, face à 35 élèves qui exploiteront sans vergogne la moindre faille dans la tenue de la classe pour aller vers le chahut.
C’est difficile à croire peut-être, mais certains professeurs affaiblis deviennent victimes de harcèlement, martyrisés par des classes ou des familles d’élèves quand ce n’est pas du fait de leur hiérarchie.
Comme pour le harcèlement entre élèves, c’est la faiblesse individuelle qui est martyrisée par un collectif qui se dote de bonnes raisons de le martyriser. Et comme pour les élèves, ce ne sont pas les procédures managériales fournies par les spécialistes du ministère de l’Education Nationale pour gérer ce type de situation qui atténueront la plus bénigne d’entre elles.
En la matière, ne valent que le rappel et l’application sans faille ni excuse ou exception d’une loi simple : personne, personne n’a le droit de faire souffrir autrui.
Et au-delà…
Ces temps-ci, les professeurs évoluent au milieu d’une véritable hostilité institutionnelle. Ils ont été méprisés par une série de réformes successives : celle de l’école par le ministre Peillon, celle du collège par le ministre Vallaud-Belkacem, celle du lycée par le ministre Blanquer, celles de la fonction publique par les ministres Lebranchu, Girardin et Darmanin, celles des retraites par les ministres Fillon et Philippe.
Bousculés, en constante adaptation dans un cadre général que l’Etat ne cesse de transformer, surchargés de travail au nom de nouvelles missions sans cesse ajoutées aux obligations de service, méprisés par une hiérarchie administrative qui n’écoute aucun argument et humilie leurs représentations syndicales, nombre de professeurs sont aujourd’hui désorientés.
Ils sont même désavoués par des experts infatués et pédants dont Molière et Aristophane n’auraient fait qu’un vers, mais qui leurs sont opposés contre toute logique, en dépit du plus élémentaire bon sens, à rebours d’évidences flagrantes.
La fonction publique française est victime de maltraitance : police, hôpital, justice, services de secours, école sont lentement dégradés par le pouvoir politique jusqu’à l’épuisement des personnels qui tombent malades, au point de se suicider.
La perversité du pouvoir politique parait avérée : publiquement, il vante les qualités de la fonction publique, mais la martyrise régulièrement dans l’intimité feutrée des ministères et des administrations. Le nom de cette violence faite aux agents de la fonction publique : le management.
Le pouvoir politique tord la réalité sans vergogne lorsqu’il s’exprime dans les médias : il le fait pour accéder au pouvoir, puis le fait encore afin de se maintenir au pouvoir. Plus personne ne semble écouter ceux qui font leur métier, et le connaissent mieux que quiconque.
Sourd aux propos des professeurs qui constituent l’école, l’un des derniers ministres de l’éducation nationale en date évoquait publiquement « sa confiance » en eux. Ainsi, il ne peut plus causer que stupeur et écœurement, repli ou violence en ceux qui supportent « à l’intérieur » les conséquences de ses décisions.
Nicolas DEJEAN
Professeur agrégé d’EPS, référent national A&D pour l’éducation physique, commissaire paritaire académique Normandie, délégué A&D au rectorat de Caen, secrétaire départemental A&D dans la Manche