« Grenelle » de l’éducation
En marche vers le futur ! On va vous faire aimer l’obsolescence
« Le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports engage en 2021 une évolution profonde du système éducatif et des métiers des personnels de l’Éducation nationale autour de quatre leviers prioritaires : reconnaissance, coopération, ouverture et protection et valeurs de la République. »
Au début, il y avait trois axes ; puis quatre, lorsque « Protection » a été ajouté ; puis est apparu dans le lot « Valeurs de la République » pour faire bon poids ; ce qui donne, si l’on compte sur ses doigts, cinq « leviers ». Dès le départ, ça s’embrouille et nous embrouille. Quatre, cinq… ? Qui sait ? (https://www.education.gouv.fr/grenelle-de-l-education-306837).
Mais penchons-nous plus précisément sur le « colloque scientifique du 1er décembre » auquel nous sommes gracieusement invités, par un mail du 24 novembre, dans le contexte de ce qui est appelé « Grenelle », par pur mimétisme enjôleur.
Déjouons ainsi les aprioris et prévenons d’ores et déjà les « résultats » de cette mascarade propagandiste.
Que dit ce mail ?
Que « le Conseil scientifique de l’Education nationale organise le colloque international « Quels professeurs au XXIème siècle ? » le 1er décembre prochain. »
Que ce colloque « offre un regard croisé de la recherche et des retours d’expériences à l’international sur l’avenir du métier des professeurs. »
S’ensuit une série de questions fort intelligentes en apparence : « Comment évoluent leurs missions ? Comment les manières d’enseigner se transforment ? Comment former demain les professeurs ? Comment promouvoir un environnement garantissant la reconnaissance, la coopération et le bien-être au travail ? »
Notez bien la distinction implicite instaurée : il y a les professeurs « au XXIe siècle »… et ceux des siècles précédents. Parfum d’obsolescence. Nous verrait-on comme ces fers à repasser prévus pour durer trois ans… ? Nous aussi, nous serions programmés pour être dépassés dans notre forme, dans notre être… ?
« Quels professeurs au XXIe siècle ? » Cela veut dire : pas nous. Disqualifiés par ce regard dans l’imaginaire de ces « progressistes », nous sommes déjà enterrés. Ce « Grenelle » jette les premières pelletées de terre.
Le mot clé de la série de questions susdites est toujours « comment », et jamais « pourquoi ». Comme si la réforme permanente était une évidence. Le présent n’a pas le temps de naître, qu’il est déjà dépassé. Il faut aller de l’avant ; mieux : il faut fuir en avant, et sans hésitation, continuellement vers l’avenir. Il y a eu la « révolution permanente » du communisme marxiste ; voici pour demain la fuite en avant du néo-libéralisme.
Reformulons donc leurs questions, avec un pourquoi :
Pourquoi les missions des enseignants devraient-elles évoluer… ? (Vers quoi ?)
Pourquoi les manières d’enseigner devraient-elles se transformer ? (En quoi ?)
Pourquoi former « demain » les professeurs… et pas « aujourd’hui » ? La bonne formule aurait dû être : « Comment former aujourd’hui les professeurs de demain ? » Mais non. C’est écrit à la va-vite ; car nous ne sommes pas sérieusement un objet d’intérêt.
Pourquoi attendre demain pour promouvoir un environnement garantissant la reconnaissance (ce n’est donc pas le cas actuellement ? Aveu à demi-mot), la coopération (échec admis dans ce domaine aussi ?) et le bien-être au travail (en parler au présent, ce serait indécent ?) ?
Bref, comme on le voit, tout est remis à demain.
Ravageuse incapacité à considérer que c’est le présent qui importe avant tout. On remet tout à demain sous forme de projets. On projette, on projette… jusqu’à en oublier le présent et le douloureux terrain du réel. C’est que croire en un futur meilleur atténue la peine et la conscience du présent. Mais cacher la misère devant nos yeux – et ainsi refuser de la prendre en charge – par des perspectives futures est un leurre, et des plus éculés.
Il s’agit bien là d’une projection politique, technocratique, à moyen terme ; une projection fantasmée, mais qu’on fait passer pour de la prospective objective. C’est en fait ce à quoi sert le Conseil Scientifique de l’Education, instance pro-cognitiviste et réductionniste : à légitimer la technoscience dans l’éducation, à légitimer un progressisme qui fait fi de l’expérience humaine des enseignants.
En attendant – mais quoi, au juste ? Pour les élèves un miracle de la science du cerveau, et pour les enseignants la production de « capsules vidéo pédagogiques » permettant d’archiver les cours et de réduire nos effectifs, ce qui ferait fondre la masse salariale, augmentant la paye de chacun ? – sont sacrifiés les besoins immédiats et urgents, l’ici et maintenant.
Ce « Grenelle de l’éducation » paraît bien être une machine à laver l’éducation. Il y a eu la « Green washing ethics », dont au lycée les sections technologiques « Développement Durable » (STI2D) sont une conséquence ; il y a aujourd’hui, sous nos yeux, naissance de la « Grenelle washing ethics », un mouvement idéologique qui veut tuer le présent vivant de l’éducation à coup de futur imposé.
Qu’est-ce qui nous arrive ?
Nous sommes entrés dans un cycle de lavage idéologique et technologique qui vise à discréditer la connaissance et l’éducation au sens exact et premier, au profit de l’information et du dressage. Bien entendu, ce mot terrible ne sera jamais officiellement employé. Là haut on parlera peut-être de « canaliser », de « conformer » ; mais plus probablement encore, fourbement, on parlera toujours d’« éducation ». Le mot a perdu sa raison.
Faisons le pari – que nous ne souhaitons pas gagner – que les professeurs « du futur », dans un futur plus proche qu’on ne l’imagine, seront formés pour éviter absolument le développement de l’esprit critique dans « le cerveau » de leurs élèves. Ces professeurs auront été si bien conditionnés dans les cyber-cogni-espe-inspe-iufm qu’ils ne s’apercevront même pas que c’est ce qu’on leur fait faire !
Une vision orwellienne où laïcité, citoyenneté, cybercontrôle sanitaire (incluant la « santé mentale ») seront synonymes achèvera de cadenasser la taule. Le contrôle, c’est la liberté. Orwell. Quand une société ne perçoit plus ses oxymores, c’est qu’elle est devenue schizophrène. Juste avant, elle entre dans des « réalités alternatives » : la vérité, c’est ce que je crois, c’est ce que je dis. Or ce mode impératif n’a trait ni à la réalité, ni à la démocratie.
La claire vision d’une « désinstruction nationale » en cours est pertinente. Mais l’une des causes majeures de cette désinstruction, c’est d’avoir libéré dans l’Ecole le monstre du tout-information, qui ne produit dans l’esprit que des agrégats informes, au contraire de la connaissance, qui est une assimilation organique des savoirs, et qui demande du temps, un temps biologique, celui du corps entier, pas le temps « informatique » auquel nous sommes sommés de nous plier à chaque minute de nos journées.
Rien n’est joué, il faut se soulever. En commençant par relever la tête.