Tribune

Pourquoi faut-il moins « d’éducation à... »

Plus le temps passe, et plus le rôle de l’École se brouille : on lui demande en effet, au-delà de son objectif naturel d’instruction des nouvelles générations, de diminuer les inégalités sociales, de doter les élèves de compétences professionnelles, d’assurer l’épanouissement de l’individu… Mais aussi de transmettre des « bons » comportements, dans tout un ensemble de domaines, que l’on peut qualifier de cours « d’éducation à… ». Voici pourquoi, malgré des atours séduisants, nous nous opposons à cette extension sans fin des missions de notre institution.

Aujourd’hui, le constat de la baisse globale de niveau des élèves fait de plus en plus consensus. Loin des illusions des années 1980, à la fin desquelles deux sociologues en vue pouvaient fièrement proclamer en titre d’un de leurs ouvrages, « Le niveau monte », les études du Ministère comme les expériences empiriques des collègues montrent un certain déclin dans la maîtrise des compétences les plus fondamentales : lire correctement, s’exprimer dans une langue claire, maîtriser les bases de la logique mathématique, connaître les grands repères de notre histoire… Ce déclin est multifactoriel, mais il semble que l’Éducation nationale n’en ait pas tiré toutes les conséquences, puisque dans le même temps, elle multiplie les heures « d’éducation à… ».

 

Si ces temps ne sont pas nouveaux au sein de l’institution scolaire (l’éducation à la sexualité débute dans les années 1970), on constate un allongement incessant des thématiques au sujet desquelles l’École est sommée d’intervenir : éducation à la sexualité, donc, mais aussi au développement durable, à la lutte contre le racisme, aux médias, aux écrans, à la diététique, à la lutte contre les stéréotypes de genre… jusqu’aux derniers « cours d’empathie » annoncés par Gabriel Attal l’année dernière et expérimentés ces derniers mois dans un millier d’établissements. La consécration de cette nouvelle mission de l’école figure dans le Socle commun de connaissances, de compétences et de culture, publié en 2015, et qui prend la suite du Socle commun de connaissances et de compétences de 2005. Celui-ci demande par exemple que dès la fin du cycle 2 (donc du CE2), tout élève sache « Mettre en œuvre des premiers principes d’hygiène de vie et de respect de l’environnement ». A la fin du cycle 4 (donc du collège), il s’agit d’être capable d’« Expliciter les émotions ressenties », ou encore « Utiliser les médias et l’information de manière responsable et raisonnée ».

 

Soyons clairs : toutes ces missions ne sont pas mauvaises en soi, et il est évident que nous préférons des élèves tolérants, respectueux d’eux-mêmes et des autres, dotés d’un esprit critique, à des élèves irresponsables, violents et dogmatiques. Cependant, il est permis de douter grandement de l’efficacité de ces heures prises dans le temps scolaire, au détriment de l’apprentissage de nouveaux savoirs. De notre point de vue, c’est le savoir qui permet aux enfants, puis aux jeunes, d’être conscients des « bonnes pratiques » et aptes à les mettre en œuvre. Prenons l’exemple de l’éducation aux médias. Il peut certes être utile de sensibiliser les élèves à ce qu’on appelle la zététique, qui implique par exemple de vérifier les sources des publications que l’on lit, en particulier sur Internet. Mais, au bout du compte, qu’est-ce qui permet à un élève de savoir que l’information qu’il reçoit est douteuse ? De se douter que la Terre n’est sûrement pas plate, que le réchauffement climatique est une réalité, que la déclaration de tel ou tel homme politique, telle ou telle star médiatique, revient à manipuler les faits ? C’est bien la connaissance du monde qui autorise à placer une information dans la catégorie « vraie » ou « fausse », avec toutes les nuances que ce classement peut intégrer (« vraisemblable », « peu probable »… ces catégories pouvant entraîner le désir de poursuivre des recherches pour établir la vérité). De même, c’est la connaissance de l’autre qui permet de ne pas tomber dans les préjugés et les stéréotypes. Enfin, c’est la connaissance scientifique de l’état actuel des écosystèmes et des réponses qui peuvent être apportées qui permettra une authentique prise de conscience des problématiques environnementales, et non un discours moral demandant aux élèves d’adopter telle ou telle pratique, parfois déconnectée des vrais enjeux (on diminuera plus sûrement les émissions de CO2 en fermant des centrales à charbon qu’en triant ses déchets ou en éteignant la lumière en quittant sa chambre…).

 

D’ailleurs, il y a là un deuxième écueil de ces cours à visée éducative : ils consistent généralement à prôner une rectitude morale, une générosité et une attention à l’autre, qui sont bien trop rares dans le reste de la société. Or, l’élève est tout autant, voire plus influencé par les autres émetteurs de discours qu’il rencontre : sa famille en premier lieu, mais également ses amis, les médias, la publicité, les influenceurs, les célébrités… Face à un air du temps foncièrement individualiste, prônant la réussite à tout prix et l’argent comme unique étalon de cette réussite, peut-on sérieusement penser que quelques heures par-ci par-là dans le cursus scolaire des élèves peut renverser la tendance ? Est-il possible d’éduquer correctement à la bienveillance et à l’altruisme dans une société où les slogans publicitaires déclarent que « l’important c’est de gagner », où l’on peut se débarrasser de salariés devenus « inutiles » du jour au lendemain sans aucune trace d’empathie, où les réseaux sociaux valorisent à outrance l’étalage de sa richesse personnelle ? On rétorquera que c’est justement parce que la société est de plus en plus hostile que l’école doit prendre sa part dans l’établissement d’un climat plus humain dans la société. Mais en tenant un discours déconnecté du réel, ne prenons-nous pas le risque collectif de décrédibiliser notre parole ? Et donc de faire perdre de la valeur à celle-ci lorsqu’il s’agira aussi d’aborder le seul champ dans lequel nous, enseignants, avons une légitimité incontestable, à savoir celui de la connaissance ? De la même façon que la volonté d’assurer l’égalité des chances se brise sur la réalité d’une société intrinsèquement inégalitaire, celle de former des citoyens modèles se heurte à une réalité bien plus amorale. Et nous, personnels de l’Éducation nationale, n’avons rien à gagner à nous lancer dans des combats que nous ne pouvons pas gagner seuls, et qui en attendant nous détournent des victoires qui sont à notre portée.

 

Recentrer l’école sur les savoirs, c’est donc accepter que l’école ne peut pas tout. Que si elle ne doit pas se désintéresser du comportement des élèves qui lui sont confiés, elle ne peut pas fabriquer sur commande des élèves conformes aux modèles moraux qu’elle se fixe. En revanche, ce qu’elle peut faire plus efficacement, c’est former des esprits éclairés, aptes à comprendre le monde dans lequel ils évoluent, et donc à mieux faire les choix qu’ils jugeront préférables de faire. C’est peut-être peu, mais à l’heure des diplômes en chocolat et de « l’enseignement de l’ignorance », comme l’analysait il y a quelques années Jean-Claude Michéa, c’est déjà beaucoup.

Colin MARTET

Professeur de sciences économiques et sociales en lycée.